Transbordeur : trente ans en haut de l'affiche
La fameuse salle de concert lyonnaise fête trois décennies de réjouissances musicales en 2019.
Un concert fondateur
Il s’en passe de belles dans les loges du Transbordeur, ce samedi 21 janvier 1989. En tout cas si on se fie au récit livré par Peter Hook dans « Substance », le troisième tome de son autobiographie traduit en français en 2017. Le bassiste de New Order, le phénoménal groupe anglais chargé d’inaugurer la toute nouvelle salle lyonnaise, décrit comment il a rejoint ce jour-là ses camarades musiciens dans les loges après une après-midi passée à se rincer le gosier. Et décidé de faire main basse sur les clés pour s’enfermer avec tout ce beau monde à l’intérieur. Les minutes passent, « Hooky », est plus irascible que jamais et menace de frapper quiconque tente de lui ravir le précieux trousseau. Il faudra l’intervention des organisateurs pour « défoncer la porte » selon l’imprévisible musicien visiblement fier de son coup. « Moi, j’étais mort de rire. On avait près de deux heures de retard et le public était au bord du pétage de plomb. Les techniciens flippaient complètement ».
Les musiciens libérés, le concert, dans une salle effervescente et à guichets fermés, a finalement bien lieu. Et il semble que le public présent ce soir-là en a eu pour son argent (130 francs à l'époque).
Dans la fosse effervescente ce soir-là, Serge Dumonteil, alors pigiste rock pour le journal hebdomadaire Lyon Poche. Le chroniqueur, qui a assisté à des centaines de concerts, se souvient trente ans plus tard de cette date symbolique. "La salle était remplie à ras bord, on était vraiment les uns sur les autres. Il faisait très chaud, on prenait les basses dans l’abdomen, j’avais été impressionné par une atmosphère de « branchitude » assez spéciale, le volume sonore assez effarant, une ébullition générale. L'inauguration du Transbordeur participait sans doute de cette atmosphère, même si pour les musiciens c’était un concert ordinaire".
La veille, l'inauguration officielle avait été moins mouvementée. Accessible sur invitation, en configuration assise et rythmé par les envolées pianistiques de William Sheller, le tout premier concert de l'histoire du Transbordeur avait joué la carte du consensus.
Sur scène, les élus précédent le musicien. Avant d'être une aventure artistique et humaine, l'histoire du Transbordeur est une affaire politique. Le maire de Lyon Francisque Collomb prend la parole avec à ses côtés André Mure, son adjoint à la culture et André Soulier, son premier adjoint depuis 1983. Ce dernier, avocat renommé avant d'entamer une carrière politique, a joué un rôle déterminant dans la genèse du projet. "Sans moi, le Transbordeur n'existerait pas" affirme même l'infatigable homme de loi, aujourd'hui doyen du barreau de Lyon à l'âge de 85 ans. "Mon ami Joannès Ambre, décédé en 1984, avait promis la réalisation d'une salle dédiée à la jeunesse quand il était adjoint à la culture. On avait prévu la rénovation de la Halle Tony-Garnier mais c'était trop grand et il nous fallait une jauge d'environ 1500 places". L'élu débute ses recherches en 1986 et profite d'un concours de circonstance un an plus tard. "En août 1987, j'étais maire par intérim car Francisque Collomb avait dû être opéré puis se reposer pendant plusieurs semaines. En me promenant sur le boulevard de Stalingrad, je suis tombé en arrêt sur une vieille bâtisse à l'abandon et je suis rentré dans cette ancienne usine des eaux totalement désaffectée, il y avait juste au dessus un énorme transbordeur. J'ai tout de suite pensé : 'ça y est, j'ai la salle'. L'usine était propriété de la Courly, dont j'étais le 2e vice-président, mais situé sur le territoire de Villeurbanne. J'ai donc contacté le maire, Charles Hernu, pour qu'il délivre un permis de construire. Onze mois plus tard, nous inaugurions pratiquement la salle, pour 11 millions de francs". Dans un long sujet consacré à la saga des salles rock à Lyon entre 1976 et 1995, l'Influx, le magazine en ligne de la Bibliothèque municipale de Lyon, mentionne toutefois une première réunion à la Communauté urbaine de Lyon (Courly), le 23 février 1987, où les élus villeurbannais suggèrent la piste du site de l'ancienne usine des eaux comme potentiel lieu d'accueil d'une salle de concert. La ville de Lyon et son élu André Soulier s'emparent ensuite du sujet à bras le corps avec le résultat que l'on sait.
Entre la découverte du site et son inauguration, un autre homme est toutefois entré en scène pour métamorphoser l'usine de captage édifiée à la fin du XIXe siècle et désertée depuis 1976 : Victor Bosch. Cet ancien musicien fan de Pink Floyd-il a été batteur du groupe de rock lyonnais Pulsar dans les années 70- travaille comme chargé de production pour la Biennale de la danse et le festival Berlioz quand il est sollicité par la ville pour concevoir la nouvelle salle de concert. Epaulé par Yves Martin et Bernard Pavy, respectivement architecte et ingénieur en chef de la Ville de Lyon, il va s'imposer comme l'homme de la situation avant de se voir aussi confier la gestion du Transbordeur à l'issue du chantier. "Tout ce qui existe au Transbordeur est sorti de ma tête de A à Z, hormis le lieu", indique celui qui dirige désormais une autre salle de spectacle, le Radiant-Bellevue de Caluire. "J'avais connu les années 70 en tant que musicien et il n'y avait rien pour se produire, on jouait dans des lieux pourris, des gymnases, il fallait faire venir un transformateur car il n'y avait pas de branchements... Avec le Transbordeur, j'ai voulu faire un lieu accueillant, avec un espace bar convivial car cela correspondait à une demande, une acoustique digne de ce nom. Ce lieu a été le premier purement calibré dédié aux musiques actuelles, après les Zéniths et avant la mise en place du programme des SMAC. Je voulais aussi de la hauteur et des volumes : on disait toujours 'c'est rock d'être serré, il faut que ce soit pourri pour que ce soit rock', mais ce n'est pas vrai. Quand les Beatles se sont mis à jouer à la Cavern de Liverpool, c'est parce que personne ne voulait leur louer autre chose".
Après le concert fondateur de New Order, la (bonne) réputation du Transbordeur se répand comme une traînée de poudre. Son cachet patrimonial, sa jauge de 1500 places debout, modulables, et son club pouvant accueillir 600 spectateurs offrent un panel d'utilisation assez inédit pour l'époque. "Cela s'est enflammé tout de suite" se rappelle Victor Bosch, "il y avait une attente aussi bien du côté des artistes que du public, quand tu réponds à cette attente, c'est une évidence que cela ne peut que fonctionner". Et même si la concurrence est d'abord rude avec le Truck, une autre salle de concert rock pouvant abriter jusqu'à 1000 personnes ouverte à Vénissieux quelques moins plus tôt, les formations de renoms se succèdent à Villeurbanne dans cette première moitié des années 90. Bataillon de la pop anglaise (Blur, Oasis, Suede, Radiohead), Américains fantasques (Red Hot Chili Peppers), métalleux endurcis (Iron Maiden), outsiders tendances (Pavement, the Breeders), ou piliers du rock (Iggy Pop, Lou Reed) : les stars d'hier et les héros de demain épatent la jeunesse lyonnaise.
Le rock français en bonne position
Les groupes français ne sont pas en reste, portés par un vivier de promoteurs locaux ravis de pouvoir utiliser ce nouvel outil. Avec sa société Loco Productions, Eric Beyendrian a programmé au début des années 90 quelques uns des pontes de l'époque, de Noir Désir à la Mano Negra. "Avec la Mano Negra, on avait organisé quatre soirées au Transbordeur, toutes complètes, avec des premières parties toutes plus délirantes les unes que les autres. On avait installé une télévision dans les loges car il y avait la coupe d'Europe de football et Manu Chao voulait suivre la rencontre (NDLR la finale Belgrade-Marseille en mai 1991)". Entre 1990 et 1994, Loco productions organise une cinquantaine de concerts par an, essentiellement au Transbordeur. "Techniquement cette salle avait beaucoup davantage" soutient Eric Beyendrian, "car elle avait été conçue comme une salle de rock par des gens qui faisaient du rock, Victor Bosch a été musicien, puis régisseur. Quand des groupes faisaient seulement deux dates en France à cette époque, c'était Paris et Lyon et cela venait aussi du fait que les artistes aimaient jouer au Transbordeur, avec un son très bon et une proximité avec le public parfaite".
Extrait d'un concert de la Mano Negra, au Transbordeur en 1991
La réussite du Transbordeur contente aussi les élus, ravis de nouer ainsi des relations plus pacifiées avec le monde du rock : il n'est finalement pas si loin ce temps des années 70 où les maires Louis Pradel puis Francisque Collomb refusaient l'organisation de concerts dans une salle municipale, la Bourse du Travail, après quelques soirées jugées un peu trop houleuses.
Le fonctionnement de la salle change toutefois légèrement en 2005. La ville de Lyon avait mis le Transbordeur à disposition de la Scop Trangestion par convention du 23 janvier 1989. Celle-ci arrive à échéance en juin 2005 et la municipalité choisit désormais la Délégation de service public comme mode de gestion. Avec comme principale nouveauté un cahier des charges à tenir (au moins 70 concerts organisés par an, mais aussi la programmation chaque année d'au moins 20 artistes ou groupes locaux et régionaux, l'accueil en résidence d'artistes locaux en voie de professionnalisation...) Même si ces nouvelles contraintes voient le jour sans subventions publiques supplémentaires, les candidats à la reprise du vaisseau amiral sont nombreux. Et c'est le sortant Victor Bosch qui emporte la mise pour 5 ans.
Une nouvelle Transmission
Changement de décor en 2010 : la Délégation de Service Public est attribuée pour 5 ans à une nouvelle société nommée Transmission et Victor Bosch, l'incontournable patron des lieux et candidat à sa succession doit passer la main. La pilule est plutôt amère pour le créateur du "Transbo", d'autant que parmi les nouveaux gestionnaires figure le promoteur lyonnais Jean-Pierre Pommier d'Eldorado, ancien "rival" de Victor Bosch en activité depuis la fin des années 70. Il insuffle quoi qu'il en soit un peu de sang neuf en s'alliant notamment avec Vincent Carry (l'un des fondateurs du festival Nuits Sonores) et Cyrille Bonin, ancien patron de label et manager de groupes locaux féru de rock et d'électro qui devient le nouveau directeur des lieux. Ce dernier est toujours à la tête de la salle de concert en 2019 et candidat à sa succession pour le prochain mandat entre 2020 et 2025.
Quelle était votre ligne directrice lorsque vous avez pris la tête du Transbordeur en 2010 ?
Cyrille Bonin : "Aujourd'hui une grand partie du public va voir les idoles de sa jeunesse, qui ont plus ou moins bien vieillies, avec une forme de nostalgie. Le Transbordeur doit lui rester la salle de la jeunesse : une de nos réussites économiques et de fréquentation tient au fait qu’on a toujours accompagné les esthétiques parfois avant gardistes à un instant T mais qui deviennent les esthétiques dominantes, comme le hip-hop francophone, qui devient une forme de la nouvelle chanson française, ou le métal. Par ailleurs en 2010, le Transbordeur n'était pas spécialement la salle des musiques électroniques or c'était pour nous obligé qu'elle le devienne, c'est notre responsabilité culturelle auprès des jeunes générations d'accompagner les esthétiques d'aujourd'hui. On peut d'ailleurs considérer qu'on est la salle de la jeunesse et pas celle des stars.
Cette réorientation de la programmation a d'abord entraîné quelques difficultés économiques...
Lors des cinq premières années, on a perdu 500000 euros, on a même créé de la dette vis à vis de la ville de Lyon car on paye une grosse partie de notre chiffre d'affaires en part variable du loyer à la ville de Lyon. On a redéfini cette part variable pour éviter de se trouver dans un état désespéré, depuis on a trouvé un modèle économique et depuis trois saisons on gagne de l’argent. A la fin de cette saison on aura équilibré, remboursé nos dettes et on dégage du bénéfice. Le choix de moderniser et de localiser notre activité culturelle s’avère juste. Notre activité aujourd’hui c’est 200 concerts par an pour 170 000 spectateurs, avec une jauge de 1800 personnes, on a un très bon taux de remplissage. L'économie du lieu se répartit ainsi : 30% des revenus sont liés à la location de salle par les producteurs de concert, 30% à des recettes annexes comme les recettes de bar, 30% vient de la billetterie des événements que l’on produit nous-mêmes (1), et enfin 10% relève de partenariats économiques avec des sociétés comme la SACEM".
A quoi tient la réussite du Transbordeur depuis sa création ?
La grande réussite de Victor Bosch, c’est d’avoir imaginé cette configuration de salle sur une friche industrielle qui a rendu la salle culte dès le début, avec cet aspect un peu bunker. Les salles parisiennes ont souvent un historique très important, notamment dans le quartier de Pigalle, mais ici il y a une sorte de point de détail architectural, une atmosphère. On continue à avoir des artistes qui sont demandeurs de jouer ici, c’est une de nos chances. Cette jauge de 1800 personnes ou de 600 personnes sur le club permet une forme de proximité qui se perd un petit peu aujourd’hui dans les concerts. Il y a plus de confort mais l’intensité émotionnelle et la proximité entre les artistes et le public n’est plus tout à fait la même.
(1) Le Transbordeur organise notamment chaque début été les Summer sessions : un mois de concerts, de Dj sets, d'apéros musicaux... sur une scène éphémère en plein air jouxtant le bâtiment principal.
DJ Pee : "Une des meilleures salles d'Europe"
Si le « Transbo » a fait le bonheur de plusieurs générations de spectateurs, il a aussi marqué les esprits des groupes amenés à s’y produire. L’un d’entre eux a justement livré ses premières pulsations, dotées d’une bonne dose d’électro, de hip-hop et de groove, sur les pentes de la Croix-Rousse et se nomme Le Peuple de l’herbe. En 20 ans de carrière, le collectif lyonnais s’est produit plus d’une dizaine de fois du côté du Boulevard de Stalingrad. « On a un vrai lien affectif avec le Transbordeur depuis notre premier concert ici en 1999 » résume DJ Pee, l’un des cofondateurs du groupe. « Pour moi c’est une des meilleures salles d’Europe, dans le Top 5 en tout cas. Les Lyonnais qui ne bougent pas beaucoup ne s’en rendent peut-être pas compte, mais cette salle a un super son, c’est une machine de course, une belle voiture qui fonctionne bien, un très bel outil de travail. Et puis la jauge de 1500 personnes est parfaite : c’est déjà gros sans être énorme, avec une taille humaine idéale ». L’artiste est plutôt bien placé pour « comparer » le Transbo : avec plus de 700 concerts au compteur depuis sa fondation en 1997, le Peuple de l’Herbe a écumé toutes les salles de la région, celle de France mais aussi d’une partie de l’Europe, se produisant au gré de ses nombreuses tournées en Belgique, aux Pays-Bas, en Allemagne, en Espagne, à Londres ou en Europe de l’Est. Quand il ouvre la malle aux souvenirs, il se remémore notamment les deux dates cumulées les 17 et 18 mars 2005. « On avait rempli la salle deux soirs de suite, pour nous c’était assez impressionnant car le groupe qui avait réussi ça avant nous c’était la Mano Negra à la fin des années 80, un groupe qu’on était d’ailleurs allés voir en tant que spectateurs. C’est toujours super plaisant de jouer à la maison, même si c’est beaucoup de pression : tu joues devant tes copains, ta famille, tu connais tout le monde. L’enjeu gâche souvent un peu le plaisir ».
Le peuple de l'Herbe en concert au Transbordeur en 2007. / Photo Lionel Sandre