Distillateur,
bouilleur de cru:
dans les secrets
de l'alambic

Ils sont encore quelques centaines chaque année à pousser les portes des distillateurs ambulants et des Cuma de l'Ain pour repartir avec la précieuse eau-de-vie.
Rencontre avec les détenteurs d'un savoir-faire millénaire.

Perpétuer la tradition. Pour Philippe Bolomier (69 ans) et son neveu Alexis (40 ans), l'heure était en quelque sorte au passage de témoin en ce début mars à la Cuma de Verjon, dans le Revermont.

Au lieu dit en Auza, l’un des deux alambics du local était celui du grand-père viticulteur auquel ils sont sentimentalement attachés. À l’époque, les coteaux du Revermont n’étaient que vignes. Puis le vignoble a quasiment disparu et cette année, faute de prunes, c’est la poire qu’ils travaillent. « C’est l’occasion de nous retrouver, explique Philippe Bolomier. C’était l’alambic familial à l’origine, mon père en a fait don à la Cuma. Il avait réussi à le cacher pour le soustraire aux Allemands pendant la guerre ».


En place depuis 6 heures du matin, oncle et neveu ont allumé le feu puis placé les fruits dans la cuve afin de porter la mixture fermentée à ébullition. Mais lentement pour qu’ils ne brûlent pas au fond de la cuve. Un travail de précision qui nécessite également de surveiller la température de l’eau destinée à refroidir, dans la pipe, les serpentins qui transforment la vapeur en alcool...
Après un peu moins de deux heures d’attente, durant lesquelles on prend le café puis un verre de vin blanc de Mâcon accompagné de sa rondelle de saucisson (de production artisanale bien sûr), arrive l’heure de vérité lorsque qu'un petit goutte à goutte commence à couler dans le seau. Un moment magique où l'alcoomètre est alors le juge de paix.

« Si l’eau-de-vie sort à 65 degrés, c’est parfait, parfois quand la récolte a pris l’air, ce n’est que 20 degrés, voir zéro. »
Une fois la première passe terminée, place au nettoyage des alambics, au rinçage des tuyaux et surtout à la deuxième passe à l’alambic. Car le premier produit appelé "blanquette" est encore imbuvable.

Là, les distillateurs vont suivre à nouveau la cuisson et l’arrêter au degré choisi. 48 à 50° généralement.

Il leur faudra attendre le coup de 18 heures pour pouvoir quitter les lieux, les « gabelous » comme ont dit chez eux (comprenez la Douane) pouvant procéder à des contrôles inopinés. Ensuite, nos distillateurs paieront, en fonction de la quantité d’alcool produit, la taxe douanière et laisseront l’eau-de-vie s’aérer au minimum trois semaines dans une grande bassine (les plus patients la feront vieillir dans un tonnelet de bois pour donner une belle couleur).

Le produit, dont la vente est interdite, sera alors un peu jeune, mais fera le plaisir de la famille. Et puis l’année prochaine, le tonton et le neveu remettront ça pour garder la tradition, renforcer le souvenir des anciens qui ne sont plus là, passer un bon moment ensemble, avec le passage des amis à l’heure du casse-croûte.

Un privilège mais pas que...

La distillation dans les alambics de notre terroir, on en parle parfois en ville, on la vit toujours en campagne, principalement en Bresse et en Revermont.

Jusqu’à fin juin, après avoir fait bouillir leurs fruits depuis l’automne, les distillateurs produisent toujours leur eau-de-vie. Une tradition attachante qui réunit les amis et la famille depuis des centaines d’années.

Autrefois, faire son eau-de-vie, sa goutte, gnôle comme on dit chez nous était tout ce qu’il y avait de plus commun. On faisait sa prune, sa poire, sa pomme et bien sûr le marc dès que des vignes entouraient le village. Cette tradition de l’alambic existe encore aujourd’hui puisque le service des douanes qui encadre la pratique a encore recensé l’année dernière 326 personnes distillant avec le fameux privilège instauré par Napoléon. Un chiffre de bénéficiaires bien sûr en baisse, puisqu’il n’a plus été attribué depuis 1962 mais la production, malgré une année sans beaucoup de fruits a quand même été de 25 hectolitres d’alcool pur. Pour ces « privilégiés, » ils n’auront rien à acquitter pour les dix premiers litres sortis de l’alambic.

Vous avez un verger ? Devenez bouilleur de cru !

Mais, et cela est moins connu, il n’est pas nécessaire de posséder le laisser passer familial pour transformer ses fruits. 426 déclarations ont ainsi été enregistrées l’année dernière par des personnes lambda. Pour ces bouilleurs de cru, le droit réduit leur permet d’obtenir une remise de 50 % sur les dix premiers litres – un peu moins de 9 euros par litre à reverser à l’Etat. A 50°, la bouteille leur revient donc à 4 euros. Pour le novice, devenir bouilleur puis distillateur peut sembler compliqué. Il n’en est rien d'autant qu'un beau poirier dans un verger peut aisément produire 100 kilos de fruits. Une fois broyé, « bouilli », puis bien fermé dans un tonneau, le produit, peut ragoûtant visuellement, va dormir quelques semaines pour permettre la distillation "légale" c’est-à-dire en déclarant quantité, date de la distillation et bien sûr identité au service des douanes.

Le travail de distillation se fera alors soit dans un alambic ambulant, puisqu’il en reste quatre qui officient dans l’Ain. Là, vous apportez vos fruits et un « professionnel » vous fait le travail. Sinon, vous pouvez travailler vous-même vos fruits dans l’un des 113 alambics répertoriés dans le département. Tous ne sont pas utilisés, mais 17 Cuma de distillation (Coopérative d’utilisation de matériel agricole) proposent leurs locaux entre le 1er septembre et le 30 juin (à partir du 1er janvier pour le vin).

Après avoir réservé le lieu, comme on réserve un court de tennis, les novices peuvent se faire aider. Mais la plupart du temps, les bouilleurs sont autonomes, apportent leurs fruits, leur bois (si possible de la charbonnette) pour faire le feu. Les responsables de la Cuma se chargeant eux de faire l’interface administrative avec les douanes.

Jean-Yves, dernier distillateur ambulant de l'Ain

Agriculteur retraité depuis deux ans, Jean-Yves Sourd a choisi d’embrasser le statut d’autoentrepreneur pour poursuivre une activité qui l’occupe trois mois par an depuis près de 45 ans : celle de distillateur ambulant, le dernier de l’Ain (trois autres officient également sur le territoire : deux provenant de Haute-Savoie et un de Savoie).

Depuis 1975, cet alchimiste moderne d’élixirs fruitiers parcourt quelques-uns des villages aindinois* de début novembre à fin février pour satisfaire les amateurs de goutte. Cette année, ils ont été près de 250 à se presser autour de l’alambic. Avec des prunes, des poires et des pommes principalement. « Je ne fais plus de marc de raisin contrairement à mes débuts où je ne faisais que cela. Les doubles actifs et les paysans avaient alors tous une parcelle de vignes qu’ils cultivaient pour leur consommation» se rappelle-t-il.

Arrivé « par hasard, au gré des circonstances » dans la profession, Jean-Yves s’est passionné pour cette activité saisonnière, riche de contacts et d’échanges.

« On rencontre tout un tas de gens, toute la société, apprécie-t-il. Mes clients sont surtout des personnes âgées ou des nouveaux retraités qui préparent quelques fruits. Une génération qui a vu faire et qui s’intéresse encore un peu… »

A 65 ans, il sait qu’il vit ses dernières années en tant que distillateur ambulant. « Je ne vois plus de jeunes, surtout cette année. Il reste très peu de privilèges et puis il se boit beaucoup moins d’eau-de-vie». Celui qui a parfumé les charcuteries (saucisson, cotti, lard…) dans le marc de ses alambics en fin de première passe, ne « pense faire que deux ou trois ans supplémentaires ».

Une page d’un demi-siècle d’histoires qui se tournera, probablement autour d’un marc millésimé…

*Servignat, Saint-Martin-le-Châtel, Ceyzériat, Faramans, Sainte-Julie, Ambronay, Cerdon, Boyeux-Saint-Jérôme.

Les premiers alambics...
en Egypte

Dans son livre "Le buveur du XIXe siècle" (1990, Albin Michel), Didier Nourrisson explique que "l'art distillatoire est pratiqué de longue date par les alchimistes grecs, égyptiens et certainement aussi par les alchimistes chinois et peut-être indiens [...] Le premier appareil à distiller connu remonte au IIIe siècle et fut conçu par les Coptes d'Alexandrie [...] Le procédé est passé, vers le VIIIe-IXe siècle, aux mains des arabes qui s'en servaient pour extraire entre autres l'essence de térébenthine et préparer l'eau de rose."

La gnôle, un médicament. Vraiment?

Gnôle, casse-gueule, Schnaps, eau ardente, goutte, digeo, tord-boyaux, pousse-au-crime, casse-pattes, brandevin… L’eau-de-vie ("aqua vitae") distille depuis de longs siècles un certain nombre d'idées reçues et d'habitudes de vie et de consommation héritées d'une méconnaissance du processus d'élaboration.

Au Moyen-Age (XIIe siècle en Europe), les premiers alchimistes croyaient produire un élixir capable de prolonger la vie. L'eau-de-vie était d’ailleurs présentée par les médecins et les apothicaires comme un remède universel capable de guérir pratiquement tous les maux. Ce n'est qu'au XVe siècle que cette distillation servira le domaine des alcools de consommation. L'essor de leur commercialisation n'interviendra qu'au XVIIe siècle (cognac, armagnac, whisky, vodka...).
Plusieurs centaines d'années plus tard, les préjugés des vertus médicinales initiales n'ont pas totalement disparu, comme en témoigne ce reportage mémorable de TV8 Mont Blanc, réalisé il y a plus de dix ans en Savoie.

Quelques origines linguistiques

Alambic : XIIIe siècle, vient de l'espagnol alambico, qui vient de l'arabe al inbiq : vase à distiller, qui vient du grec ambix.

Elixir : XIIIe siècle , de l'arabe al iksir : la pierre philosophale et le médicament, emprunté au grec, Kseron (médicament).

Eau de vie : XIVe siècle, traduction du latin des alchimistes aqua vitae.

Alcool : XVIe siècle, vient de al koh'l : nom arabe du sulfure d'antimoine (élément chimique cousin de l'arsenic de symbole Sb).

Dame-jeanne : il s’agit d’une bonbonne, une grosse bouteille de grès ou de verre, d'une contenance de 20 à 50 litres dont on se sert pour transporter les liquides. Elle doit son nom à la Reine Jeanne qui, surprise par un orage alors qu’elle se rendait en 1347 dans son comté de Provence, trouva refuge chez un verrier. Ce dernier réalisé devant les yeux de la souveraine « souffla » une bouteille énorme qu’il décida de nommer dame-jeanne en hommage à la Reine.

Bonus : la gnôle au cinéma
et à la télévision

L'alcool (et ses excès) a de tout temps été l'un des ressorts comiques du cinéma populaire. Nous avons sélectionné pour vous quelques scènes cultes du 7e Art français. Extraits.

L'abus d'alcool est dangereux pour la santé.
A consommer avec modération