Rendez-vous
en terrain connu
Festival Positive Education, trois jours en plein choc des cultures
Textes, photos et vidéos Cerise ROCHET

Cela pourrait-être l'histoire de ceux qui aiment les chiens, face à ceux qui aiment les chats. De ceux qui aiment le froid, face à ceux qui aiment le chaud. De ceux qui aiment les tatouages, face à ceux qui n'aiment pas ça. Ici, ce sera l'histoire de ceux qui n'aiment pas l'electro et n'y panent rien, face à ceux qui, en experts du genre, adorent ça.
Lorsqu'on nous a demandé de couvrir la quatrième édition du festival Positive Education, soyons honnêtes, nous avons spontanément fait un pas en arrière. « Pas ça, pas pour nous, pas notre truc. » Sauf que... Rattrapés par une espèce de faculté à nous sermonner nous-mêmes, nous avons finalement décidé d'avancer de deux pas : impossible, d'ignorer ce qu'est ce festival parti de rien et qui, aujourd'hui, déplace des foules venues de loin. Et puis... on ne peut pas dire qu'on n'aime pas tant qu'on n'a pas goûté.
Reste que notre bonne conscience ne faisait pas pour autant de nous les mieux placés pour traiter de cet événement. Ne connaissant fichtre rien à cette musique, nous avions un besoin urgent d'oreilles, collées de chaque côté d'un cerveau. En bref, de festivaliers passionnés d'électro, qui accepteraient d'être suivis par des journalistes et de leur livrer leur ressenti sur l'événement. De nous trimballer et de nous guider dans un milieu un brin hostile, trois jours durant.
C'est là qu'entrent en piste nos deux acolytes du week-end. Nous avons contacté Kasparas et Donatas via une page Facebook d'entraide dédiée au transport et à l'hébergement des festivaliers venus de loin. À la recherche d'un endroit où loger pour la durée du festival, ces deux jeunes Lituaniens, venus à Saint-Etienne spécialement pour Positive, ont rapidement accepté le deal proposé : une chambre, contre leur compétence en matière d'electro et la possibilité pour nous de recueillir, minute après minute, leur sentiment vis-à-vis de l’événement... Un deal qui, bien qu'honnête, nous laissait jusqu'au jour J un petit goût d’appréhension sur la langue. Qui allions-nous accueillir ? Seraient-ils sympas ? Fêtards jusqu’à quel point ? Aurions-nous des points d’accroche ?
Kasparas a débarqué le premier, vendredi à 20 heures, en gare de Châteaucreux. Son ami de longue date, Donatas, devait quant à lui nous rejoindre une heure plus tard, après quelques petits soucis de covoiturage et de batterie de téléphone. Après avoir pris une première bière du côté de la gare, puis installé nos invités dans leur chambre et mangé un morceau, toutes nos éventuelles craintes avaient totalement disparu. Car, si nous ne savions pas du tout à quoi nous attendre, nous n’imaginions pas nous retrouver face à deux jeunes brillants premiers de la classe aux parcours plutôt remarquables. Après avoir passé sa jeunesse à Vilnius, Kasparas a atterri à Science-Po Reims il y a quelques années avant de s’envoler pour Milan et, enfin, pour Berlin où il travaille aujourd’hui dans la finance, à 23 ans seulement. Son ami, 21 ans, étudie quant à lui en troisième année à Polytechnique Paris. Rien que ça. La parlote facile, dans un anglais presque plus impeccable que celui des Anglais eux-mêmes (tandis que nous mettons cinq minutes pour formuler une phrase grammaticalement déplorable), habitués au voyage et à la rencontre, ces deux-là ont ainsi réussi à nous mettre à l’aise en quelques minutes.
Mais avant de prendre la route de ce premier soir de festival, restait pour nous à découvrir ce qui pouvait bien motiver deux jeunes garçons à parcourir des centaines de kilomètres pour assister à un festival à Saint-Etienne. « Vilnius, où nous avons grandi, est une véritable ville d’electro. Sous l’occupation soviétique, la musique était une méthode de révolution, la techno particulièrement, pour son côté agressif. Le public lituanien est donc très enclin à écouter ce genre de musique, parce qu’elle fait partie de notre Histoire. Et comme 90% du Line Up de Positive est déjà passé chez nous, nous voulions absolument être là », détaillent-ils tour à tour. Après ces explications, nous confions un peu bêtement que nous ne partageons à priori pas leurs goûts musicaux : justement parce qu’elle est assez agressive, l’electro a pour nous quelque chose de repoussant, contre lequel il nous parait difficile de lutter. « Il faut en écouter beaucoup pour parvenir à distinguer des choses et à l’aimer. » Hum. Pas sûr qu’on ait la volonté, du coup.

A droite, Kasparas. A gauche, Donatas.
A droite, Kasparas. A gauche, Donatas.
23h15, vendredi soir, notre plongée dans le grand bain. A l’entrée, des hordes de spectateurs attendent au guichet pour faire changer leur place contre un bracelet « casheless » destiné à être chargé d’un certain montant pour ensuite pouvoir régler ses consommations au bar. L’occasion d’apprendre que Jeff Mills, star de la soirée, a annulé sa venue au dernier moment. Pas de quoi refroidir nos acolytes, qui semblent surexcités à l’idée de la soirée à venir, quoi qu’un brin déçus et incrédules face à ce désistement. Une fois le sésame en poche, il faut encore attendre, cette fois-ci à la fouille. Si les garçons passent rapidement la procédure, les filles, elles, doivent prendre leur mal en patience : alors que nous nous présentons par dizaines, une seule agente de sécurité est habilitée à nous fouiller. Il est près de minuit, lorsque nous franchissons enfin les portes du premier hangar, dans lequel est installée la scène 1. Reste encore à charger le bracelet casheless, (ce qui demande encore un peu de patience, vu le monde qui s’agglutine au guichet), et à récupérer des bières… N’y tenant plus, Kasparas et Donatas filent en direction de la scène 3, tandis que nous traversons le bâtiment pour nous approcher de la première.
Lumières qui fendent le noir en de violentes saccades, basses qui grondent, spectateurs survoltés, cadre grandiose… On en prend plein la gueule.
Partout autour de nous, les gens sont complètement à fond, comme possédés par la musique, tous, face au DJ, dans les mêmes rythmes, avec les mêmes balancements de têtes, les mêmes mouvements de bras, poings fermés et épaules en tension, sans se regarder, presque sans interagir les uns avec les autres. « C’est vrai qu’à première vue, bouger sur de l’electro, c’est un truc très individuel, analyse pour nous Kasparas. Tu es dans une espèce de bulle, mais, parfois, tu en sors, tu regardes autour de toi, et tu te dis : ''Waouh !'' Parce que tout le monde fait la même chose en même temps, ça te donne l’impression d’appartenir à une vraie communauté. »
Malgré les explications, pour nous, ce premier soir reste assez difficile. Quelques bières pour se détendre, quelques discussions avec des amis croisés sur place… On passe de scène en scène, en ayant énormément de mal à les différencier les unes des autres. A se demander si on n'est pas déjà devenu sourd. Peu avant trois heures, on craque. Laissant nos deux amis à leur nuit, heureux de les voir en plein kiff, nous prenons la route du retour, avec l’impression aussi désagréable qu’euphorisante d’avoir pris une grande gifle. Giflé d’avoir dû supporter des sonorités qu’on a l’habitude de fuir, mais aussi d’avoir assisté à un grand moment de communion collective dans un cadre assez unique, ici, dans notre petit Saint-Etienne.

Samedi, midi et demi. Alors que nous peinons à entrer dans notre journée, Kasparas et Donatas, eux, sont en pleine forme. Changés, douchés, tout sent-bon… Ils sont rentrés à presque 6 heures du matin, mais la fête ne semble avoir aucune prise sur eux. Tandis que nous regrettons notre jeunesse, en projetant tranquillement de baver dans un coin du canapé jusqu’à la fin de l’après-midi, les deux Lituaniens partent à la découverte de la ville. Ils s’autoriseront néanmoins une sieste à leur retour, (parce qu’ils savent que c’est important pour être endurant) avant d’ouvrir une première bouteille de Blanc pour accompagner le dîner. Là, les discussions s’enchainent. Dans les trois heures de temps qui nous séparent du départ pour la deuxième soirée de festival, tout y passe, y compris deux bouteilles de Blanc supplémentaires. Economie de Saint-Etienne, politique, Macron, Sarkozy, Hollande, mort de Chirac, histoire lituanienne, occupation soviétique… Il est clair que nous avons largement de quoi partager avec eux qui s’intéressent à tout, et aiment autant répondre aux questions qu’en poser.
Forts de ce rapprochement, nous abordons cette deuxième soirée de festival beaucoup moins tendus que lors de la première. Ce samedi, Kasparas et Donatas ont décidé de nous prendre par la main. A 23 heures, ils nous entrainent dans le hangar qui abrite la troisième scène, plus expérimentale. « Ce qu’on va écouter là, c’est un peu plus cool, c’est bien, pour démarrer, lorsqu’on ne connait pas trop l’electro », nous expliquent-ils, rassurants. Et ils ont raison. Non que le DJ produise en nous le chambardement de l’année, mais on doit bien admettre que l’écouter un moment, en même temps qu’on observe nos deux Lituaniens complètement à fond, n’a rien de désagréable. De quoi relancer un peu notre expérience, et nous donner envie d’essayer d’en profiter. Bières en mains, installés dans un endroit plus calme, on fait le point.
Faut-il forcément être un peu perché pour réussir à se mettre complètement dedans, et à tenir sur la longueur ? Voilà, la question qui nous taraude depuis la veille. « Cette idée selon laquelle la drogue serait obligatoire pour être passionné d’électro, c’est une manière de stigmatiser cette musique, souligne Kasparas. On entend ça partout. Je ne pense pas qu’on soit obligé de prendre quelque chose pour se sentir bien dans ce genre de festival ». « A mon sens, le fait de prendre un truc dans ce genre de moments permet de faire beaucoup plus attention aux détails de la musique, et donc de l’écouter plus pleinement. Mais en effet, ce n’est pas une obligation », ajoute son camarade.
Il est minuit et demi. Dehors, des centaines de spectateurs attendent, comme la veille, pour échanger leurs places. Dans la cour qui sépare les hangars, les gens parlent, hésitent. « Quelle salle en premier ? » Kasparas et Donatas, eux, ne tergiversent pas. Ils savent ce qu'ils aiment, et resteront donc dans la troisième. D’autant que ce soir, c’est leur grosse soirée. Tickets pour l’after en poche, ils ne comptent pas rentrer avant 10 heures du matin. Des machines de guerre, les mecs. « Hier, c’était cool, mais le premier soir c’est toujours un peu pénible, parce qu’il y a beaucoup de petits jeunes qui sont hyper excités, qui ont généralement beaucoup bu, et qui font n’importe quoi. Ils bougent et sautent dans tous les sens, c’est un peu fatigant. Le deuxième soir, dans ce genre de festival, il n’y a plus que ceux qui sont là pour la musique, et qui savent tenir la longueur, c’est plus cool ». Des machines de guerre plein de sagesse, avec ça.
Après s’être baladé de scène en scène durant une bonne heure, et arrivés à la conclusion qu’en effet, il pourrait bien être question pour nous d’un véritable apprentissage, nous finissons par lever l’ancre, en nous promettant de revenir faire un tour l’an prochain. Parce que, si cette musique peut avoir quelque chose de repoussant, elle peut aussi très certainement livrer tous ses secrets à qui accepte de jouer le jeu. Parce qu’un événement pareil dans notre ville vaut bien entendu le détour. Parce que le cadre de l’ancienne manufacture est taillé pour ce festival. (Ça claque, c’est tout ce qu’on a à dire). Et puis surtout, parce que l’électro a en elle un espèce de machin indescriptible et assez mystérieux capable de fédérer des gens franchement différents. Et que ça, c’est quand même cool.
Kasparas et Donatas, eux, ne rentreraient qu’au petit matin, dimanche, avec une dernière soirée en perspective avant de reprendre la route de Berlin et Paris, ce lundi. Sans doute satisfaits d’avoir fait le déplacement, d’avoir découvert notre ville, et surtout, un festival qui jusqu’ici ne fait pas mentir sa réputation.