Coup de froid sur Boiron
Le risque de déremboursement des médicaments homéopathiques ouvre une période d'incertitude pour l'activité du géant mondial de l'homéopathie, basé à Lyon.

Quand l'homéopathie tousse, Boiron s'enrhume. L'horizon du laboratoire lyonnais s'est brusquement assombri au mois de mai lorsque la Haute autorité de santé (HAS) a émis une recommandation "défavorable" au maintien du remboursement des produits homéopathiques par l'assurance maladie. Il atteint actuellement 30%, soit le taux de remboursement des "médicaments à service médical rendu modéré". Or le service médical rendu par les granules produites par Boiron (France), Lehning (France) et autres Weleda (Suisse), qui se partagent le marché français, serait "insuffisant", estime la Haute autorité de santé.
Saisie en 2018 par la ministre de la Santé, Agnès Buzyn, la Haute autorité de santé (HAS) a depuis initié l’évaluation des médicaments homéopathiques en vue de rendre un avis sur le bien-fondé de leur remboursement. Décision qui devait être rendue publique vendredi 28 juin. Mais selon des fuites révélées par Libération, la Haute autorité de santé prône le déremboursement par la Sécurité sociale. Suite à cet avis, il reviendra au gouvernement de décider un éventuel déremboursement. Si la ministre de la Santé a rappelé à plusieurs reprises qu'elle suivrait l'avis de la HAS, elle est beaucoup plus indécise sur le calendrier de sa décision. "Les décisions sur le déremboursement des médicaments peuvent se prendre quelques jours ou quelques semaines après l'avis de la Haute autorité de santé", a indiqué Agnès Buzin jeudi 27 juin sur France 2.
Le 28 mars, l’Académie nationale de médecine et l’Académie nationale de pharmacie avaient déjà jeté un froid. Elles avaient recommandé "qu’aucune préparation homéopathique ne puisse être remboursée par l’assurance maladie tant que la démonstration d’un service médical rendu suffisant n’en aura pas été apportée". Pour elles, les études scientifiques "n’ont pas permis de démontrer une efficacité des préparations homéopathiques".
Un an plus tôt, dans "Le Figaro", un collectif de 124 professionnels français de la santé avait de son côté jugé que l'homéopathie, "comme les autres pratiques qualifiées de «médecines alternatives», n’est en rien scientifique. Ces pratiques sont basées sur des croyances promettant une guérison miraculeuse et sans risques".
Les médicaments homéopathiques sont inscrits au remboursement depuis 1984. Ils ont longtemps été remboursés jusqu'à 65 % par la sécurité sociale. Le taux a chuté à 35 % en 2003, puis à 30 % en 2011. Aujourd'hui, le risque d'un déremboursement encore inférieur, voire total, est réel. En 2018, l'assurance maladie a remboursé 126,8 millions d'euros pour les médicaments homéopathiques (- 2%).
Chez Boiron, il y a donc péril en la demeure. Et la contre-attaque n'a pas tardé. Elle est bien sûr conduite par la directrice générale de l'entreprise, Valérie Lorentz-Poinsot (lire ci-dessous), conseillée par la puissante agence de communication parisienne DGM Conseil, familière des entreprises du CAC 40, mais aussi par les syndicats de salariés.
Labos, homéopathes et usagers ont lancé une campagne médiatique soutenue par des élus, "Mon homéo, mon choix", avec une pétition qui revendique pour l'heure plus d'un million de signatures. Ils ont appelé à des manifestations à Paris et à Lyon.
Déjà, le 28 mai, trois représentants syndicaux du laboratoire lyonnais ont symboliquement déposé à l’Elysée 2000 lettres signées par des salariés du groupe, pour exprimer leurs craintes sur l’avenir de leurs emplois en cas de déremboursement des produits homéopathiques par l’assurance maladie.

Saisie en 2018 par la ministre de la Santé, Agnès Buzyn, la Haute autorité de santé a depuis initié l’évaluation des médicaments homéopathiques en vue de rendre un avis sur le bien-fondé de leur remboursement. Elle prévoit de publier au mois de juin un avis définitif, que la ministre de la Santé s'est d'ores et déjà engagée à suivre. Photo AFP/Ludovic MARIN
Saisie en 2018 par la ministre de la Santé, Agnès Buzyn, la Haute autorité de santé a depuis initié l’évaluation des médicaments homéopathiques en vue de rendre un avis sur le bien-fondé de leur remboursement. Elle prévoit de publier au mois de juin un avis définitif, que la ministre de la Santé s'est d'ores et déjà engagée à suivre. Photo AFP/Ludovic MARIN
Les salariés d’un site du groupe à Reims avaient quant à eux écrit dès le mois d'avril au ministre de l’Economie Bruno Le Maire. Bercy «reste attentif aux impacts possibles pour l’entreprise» d’un éventuel déremboursement de l’homéopathie, leur a répondu le ministre dans un courrier daté du 23 mai. Bruno Le Maire a aussi précisé qu’à l’issue de la procédure en cours auprès de la HAS, le ministère de la Santé pourrait aussi «éventuellement» opter pour une modulation du taux de remboursement de l’homéopathie (actuellement fixé à 30%), plutôt que de le maintenir ou de le supprimer totalement, selon des informations de l'AFP.
Les menaces que le risque de déremboursement encore partiel ou total fait peser sur l'emploi sont au centre de la stratégie de l'entreprise face à l'Etat. "La France génère 60% du chiffre d’affaires du groupe Boiron et un éventuel déremboursement menacerait un millier d’emplois", affirme le laboratoire lyonnais. En moins de vingt ans, Boiron a déjà absorbé deux baisses de taux, mais ses résultats économiques sont aujourd'hui plus fragiles. Le laboratoire a annoncé des ventes en baisse de 2,2% en 2018, à 604,2 millions d'euros de chiffre d'affaires, et un recul de ses bénéfices de 26,6%.
"Nous poursuivons avec la même confiance et la même détermination le développement de l’homéopathie dans le monde", a malgré tout déclaré sans trembler le 13 mars le laboratoire lyonnais dans son avant-dernier avis financier. Mais la crise a déjà commencé. Sur le front boursier, Boiron a sévèrement dévissé. Depuis trois mois, l'action du laboratoire lyonnais a perdu plus de 32% de sa valeur, à 38,50 euros le 31 mai à la clôture de la Bourse de Paris.
Le baptême du feu de "wonder woman"
"Wonder women. Dites oui à vos pouvoirs". C'est le titre du livre que Valérie Lorentz-Poinsot a signé en 2015 aux éditions du Cherche-Midi. Elle y met en valeur l'esprit d'initiative et l'esprit d'entreprendre des femmes. Elle n'en manque pas. Et elle mobilise certainement tous ses "pouvoirs" pour affronter la crise qui secoue actuellement la maison Boiron. Mais elle prête. Elle était préparée lorsqu'elle a succédé le 1er janvier 2019 à l'emblématique Christian Boiron à la direction générale du groupe lyonnais. Depuis, il n'y a pas eu de round d'observation. Valérie Lorentz-Poinsot était déjà directrice générale déléguée. Christian Boiron avait déjà cité son nom pour lui succéder. Elle est maintenant en première ligne pour défendre les intérêts du laboratoire lyonnais. C'est même son véritable baptême du feu.
A 50 ans, la nouvelle directrice générale de Boiron connaît très bien le géant mondial de l'homéopathie, où elle était entrée en 2000. Dans une interview accordée en 2015 au magazine "Marie Claire", elle raconte une initiative qu'elle avait prise alors qu'elle venait à peine de mettre les pieds chez Boiron et qui en dit long sur sa personnalité et son tempérament : "Juste avant la fin de ma période d'essai comme chef de produit (...), je sentais un décalage entre le discours sur le projet d'entreprise à l'international et la réalité sur le terrain. Je suis allée poser la question au big boss lui-même : « M. Boiron, je ne comprends pas le fonctionnement de cette boîte. On marche sur la tête ici ? Qu'attend-on de moi ? » J'ai bien fait : la rencontre, fructueuse, a duré plus d'une heure !"
Près de vingt ans plus tard, c'est elle qui est maintenant dans la position de "M. Boiron". Et quoi qu'il arrive, Valérie Lorentz-Poinsot est déjà entrée dans l'histoire de l'entreprise. Elle est la première femme à accéder à ce niveau de responsabilité dans le laboratoire lyonnais, sous la présidence de Thierry Boiron.

La bataille de l'opinion
Le laboratoire lyonnais n'est pas pour la première fois de son histoire confronté à un risque de baisse du taux de remboursement de ses produits. Il a par exemple surmonté le krach de 2003, quand le taux était brutalement passé de 65% à 35%. La chute du taux n'avait alors pas enrayé le développement du groupe lyonnais, comme le montre ci-dessous cette vidéo réalisée par l'Institut national de l'audiovisuel (INA).
En 2019, Boiron doit encore faire face à un double front scientifique et politique, mais il voit aussi se rapprocher sérieusement le risque d'un déremboursement total, inédit dans son activité, ce qui ouvre la voie à une vraie période d'incertitude.
Dans l'immédiat, Boiron n'a perdu ni la bataille, ni la guerre. La période d'évaluation des médicaments homéopathiques initiée par la HAS est toujours en cours. Mais au-delà de son dialogue avec l'autorité publique et dans la perspective de peser sur le choix final du gouvernement, le groupe lyonnais joue clairement la carte de l'opinion. Il s'appuie par exemple sur une enquête réalisée en novembre 2018 par l'institut IPSOS sur les Français et l'homéopathie. Il apparaît que 76% des Français ont une bonne image de l'homéopathie et que 74% d'entre eux jugent que les médicaments homéopathiques sont efficaces. Boiron et d'autres défenseurs de l'homéopathie s'appuient notamment sur les résultats de cette enquête pour inciter le public à signer une pétition en ligne en faveur du remboursement. Le 1er juin, la pétition avait déjà recueilli plus de 750.000 signatures. En cas de déremboursement, "il y aurait un transfert vers des médicaments plus coûteux pour la collectivité", plaident notamment les partisans de la pétition.
Depuis 1932
Boiron est un groupe pharmaceutique familial et indépendant, fondé en 1932 par deux pharmaciens, Jean et Henri Boiron. L'entreprise dispose en France de quatre sites de production. Ils sont basés à Messimy, le siège social et la principale unité de production, Sainte Foy-lès-Lyon, Montrichard (Loir-et-Cher) et Montévrain (Seine-et-Marne). Le groupe présidé par Thierry Boiron emploie 3672 personnes dans cinquante pays. Il contrôle vingt filiales.

Emmanuel Macron alerté
Boiron emploie 2500 personnes en France. Or 1450 d'entre-elles (60%) travaillent dans la région Auvergne-Rhône-Alpes, où se situe le siège social de l'entreprise. Il est basé à Messimy, près de Lyon. Laurent Wauquiez et Gérard Collomb ont vite flairé le danger. Le premier, président de la Région Auvergne-Rhône-Alpes, a écrit le 17 mai au Premier ministre, Edouard Philippe, pour lui dire notamment son inquiétude "quant aux répercussions sur l'emploi et sur l'activité économique pour l'ensemble de cette filière d'excellence". Le même jour, le maire de Lyon a directement alerté le président de la République, Emmanuel Macron, sur « l’ampleur des conséquences en termes d’emploi" pour la métropole de Lyon si l'homéopathie n'était plus remboursée. Le 23 mai, le président de la Chambre de commerce et d'industrie Lyon Métropole Saint-Etienne Roanne, Emmanuel Imberton, a aussi sensibilisé les ministres de la Santé, Agnès Buzyn, et du Travail, Muriel Pénicaud, sur les risques économiques et sociaux.
