Palais des 24 colonnes : chroniques d'un monument lyonnais
Le bâtiment marque les quais de Saône de sa noble empreinte depuis le milieu du XIXe siècle.
La justice à Lyon avant les 24 Colonnes
Il y a une très longue tradition judiciaire sur les bords de Saône lyonnais avant la construction du palais des 24 colonnes, achevée en 1847. Dès le 11e siècle, l'archevêque et les chanoines exercent la justice "spirituelle" dans le quartier Saint-Jean, puis avec le rattachement officiel de Lyon au royaume de France au XIVe siècle, la justice royale va progressivement prendre le dessus. Les hommes de lois intègrent alors le palais de Roanne, en quelque sorte l'ancêtre du palais de Justice, à quelques encablures au nord de la cathédrale Saint-Jean. Détruit par un incendie en 1622, le bâtiment déjà vétuste est reconstruit en 1639, après quelques atermoiements qui vont servir de fil rouge au fil du temps : faut-il profiter de cette occasion pour bâtir un nouvel édifice vers un site doté de plus d'espaces libres ? Le statu quo prévaut finalement et le palais de Roanne est le théâtre de procès d'envergure, en particulier celui de Cinq Mars et De Thou, le 12 septembre 1642. Accusés de vouloir renverser le roi Louis XIII pour pousser sur le trône son frère Gaston d'Orléans, le jeune marquis et le conseiller au parlement de Paris sont condamnés à mort devant une cour spéciale impulsée par Richelieu lui-même. Leur exécution est ordonnée le jour même sur la place des Terreaux.
Quelques décennies plus tard, sous la Révolution, le palais de Roanne et sa sinistre prison sont au cœur de la répression mise en place par le pouvoir parisien pour éteindre les velléités contre-révolutionnaires des Lyonnais, en particulier à partir d'octobre 1793.
Antoine-François Delandine, lui-même incarcéré pendant la Terreur, résume l'atmosphère ambiante dans son ouvrage « Tableau des prisons de Lyon, pour servir à l’histoire de la tyrannie de 1792 et 1793 » publié en 1797. « L’aspect de la prison de Roanne est horrible... Dans l’intérieur, partout des voûtes sombres, des cachots. Partout, des portes étroites et épaisses roulent sur des gonds énormes ; partout, retentit le bruit de larges cadenats et de quadruples verroux. Une cour serrée que les brouillards voisins de la Saône couvrent en hyver, qu’aucun air frais ne rafraîchit en été, tel est le juste séjour du crime ».
La tempête révolutionnaire passée, la justice se réorganise et la vétusté des bâtiments saute aux yeux. Les jours du palais de Roanne sont désormais eux aussi comptés.
Vers un nouveau palais de Justice : l'irruption de Baltard
Alors que le projet de construction d'un nouveau palais de Justice en lieu et place de l'ancien se précise, un concours est lancé en 1827 par le ministère de l'intérieur, la ville de Lyon et le département du Rhône. L'architecte parisien Louis-Pierre Baltard (1764-1846), d'abord envoyé sur place comme "consultant", prend ses aises et rentre finalement en lice, au grand dam de ses confrères lyonnais qui se regroupent pour présenter leurs propres projets. Baltard n'est pourtant pas tout à fait un étranger à Lyon, où il a séjourné entre 1789 et 1791, à son retour d’un voyage à Rome qui lui a permis de développer sa culture antique. Il est aussi déjà actif en ville où deux de ses réalisations marqueront le paysage : un grenier à sel (aujourd'hui disparu) sur le quai Tilsitt, dont la construction s'étend de 1824 à 1831 et surtout la prison Saint-Joseph de Perrache (livrée dans les années 1830 mais amorcée quelques années auparavant). Il remporte en tout cas le concours pour la construction du palais de Justice en octobre 1828 et doit produire les plans et les devis du futur édifice. La laborieuse gestation du projet se termine en 1834 (Baltard a entre temps proposé deux autres lieux d’implantation, près des roches de la Saône et sur l'actuelle place Carnot) et la première pierre est enfin posée le 28 juillet 1835. L'architecte fait la navette entre Paris et Lyon avant de s'installer à Lyon pour suivre un chantier qui restera comme sa grande réalisation, même s'il meurt en janvier 1846, quelques mois avant l'achèvement définitif du palais.
« Cette réalisation est son ultime création et montre que l’adéquation entre l’intérieur et l’extérieur a été orchestrée savamment » écrivait l’historienne Dominique Bertin, dans l’ouvrage collectif « La Justice à Lyon, d’un palais à l’autre » publié en 1995. Il s’agissait pour Baltard « d’une création totale où il aurait pu en quelque sorte synthétiser tous les modes d’expression, puisque tour à tour il s’est voulu architecte, peintre et même sculpteur ». Si l'immense salle des pas perdus impressionne le visiteur dès qu'il pénètre au cœur de ce temple de la justice, une multitude de détails ont aussi été pensés par son architecte, des fauteuils du président de cour aux soieries.
De Casério à Maurras, le souvenir de procès retentissants
Après son édification et avant le procès Barbie (lire plus bas), le palais de justice de Lyon a vécu au rythme de l'histoire parfois mouvementée du pays. L'ambiance est pourtant à la fête en ce dimanche 24 juin 1894. Un banquet rassemblant près de 1000 personnes a été organisé au palais de la Bourse en l'honneur du président de la République, Sadi Carnot, venu à Lyon inaugurer l'Exposition universelle organisée au parc de la Tête d'Or. A la fin des agapes, le cortège officiel se dirige par la rue de la République vers le grand théâtre pour assister à une pièce jouée en l'honneur du président, quand une silhouette hostile surgit d'une foule en liesse. Elle frappe Sadi Carnot d'un coup de couteau qui lui sera fatal quelques heures plus tard. Son auteur, un jeune Italien de 20 ans nommé Casério et affilié à la mouvance anarchiste, est rapidement arrêté, jugé et condamné. "La justice va instruire le dossier dans des délais record qui aujourd’hui nous feraient frémir puisque l’assassinat a lieu le 24 juin et dès le 2 août suivant Casério comparait devant la cour d’Assises. Een quelques heures les carottes étaient cuites : il est condamné à mort et exécuté le 16 août" résume l'ex magistrat Jean-Olivier Viout, ancien procureur général près la Cour d'appel de Lyon et fin connaisseur de l'histoire du palais des 24 colonnes. "Le délai a été très court car l'émotion a été nationale et européenne et il s’agissait de donner un coup d’arrêt au mouvement anarchiste".
Des "héros" nationaux ont aussi eu droit à leur procès au cœur de l'enceinte des 24 colonnes. Le 9 janvier 1943, celui qui reviendra quelques mois plus tard à Lyon en libérateur à la tête de la première armée française, le général de Lattre de Tassigny, comparait devant le tribunal d'Etat. Le régime de Vichy a créé par une loi du 7 septembre 1941, ce tribunal composé de deux sections, l'une siégeant et l’autre à Lyon. "Il a été arrêté en novembre 1942 car il a refusé de déposer les armes après l'envahissement de la zone sud par les Allemands et tenté d'organiser une poche de résistance dans les Corbières avec quelques unités qui lui sont fidèles" rappelle Jean-Olivier Viout. Une peine de dix ans de prison est prononcé à son encontre, il quitte la prison de Montluc puis celle de Saint-Paul pour être transféré à la centrale de Riom d'où il s'évadera avant de connaître le destin qu'on lui connait.
Le sort d'un autre homme se joue quelques mois plus tard à Lyon. Le 24 janvier 1945 s'ouvre le procès de l'écrivain Charles Maurras, le maître à penser de l'Action française, mouvement politique et journal royaliste qu'il a fait reparaître depuis Lyon dans les années 40. Ses articles ne laissent alors guère de doute sur son soutien au régime de Vichy et aux mesures anti-juives du maréchal Pétain. Dans une France gagnée par une soif de justice parfois expéditive, il est condamné au terme de 4 jours d'audience, pour intelligence avec l'ennemie et haute trahison, à la réclusion criminelle à perpétuité et à la dégradation nationale.
Le « pigeonnier » d’Edmond Locard
Edmond Locard a 32 ans quand a lieu l’inauguration de son laboratoire, le 10 janvier 1910. Le terme recouvre en fait une réalité plus prosaïque : il s’agit d’un local désaffecté mis à sa disposition dans les combles du palais de justice.
C’est pourtant ici que cet ancien élève du médecin légiste et pionnier de l’anthropologie criminelle Alexandre Lacassagne, va fonder l’un des premiers laboratoires français de police scientifique en se livrant à des pratiques novatrices pour son époque : analyse de documents écrits, travail sur les empreintes digitales (dactyloscopie), études des pores de la peau (poroscopie), édification de fiches, balistique. Notre homme donne un sémillant aperçu de l'atmosphère ambiante dans ses « Mémoires d’un criminologiste » publiées en 1957. « Quand les magistrats, si longtemps dédaigneux du laboratoire, se décidèrent, chaque mois plus nombreux, à y faire des visites de plus en plus fréquentes, j’avais grande joie de les entendre grimper. Ils ahanaient. Avant d’entrer, ils reprenaient souffle derrière la porte. Ma petite vengeance fut de ne jamais vouloir changer de local encore que l’on m’eût promis mieux et plus pratique, mais mon pigeonnier, d’où j’avais une vue magnifique sur Lyon, décourageait beaucoup de raseurs. C’était toujours cela de gagné… ».
Il établit aussi sur place à partir de 1921 une sorte de musée des techniques policières avec un objectif : « collectionner les souvenirs de l’infraction pour permettre de documenter et d’instruire ceux qui seront appelés à enquêter sur les crimes futurs ». C’est ainsi qu’il compile pendant des décennies des collections d’armes ayant servi à des criminels, des photos des tatouages prises sur les corps des délinquants, des moulages (pieds, dents, vêtements…), des lettres, comme celle de « l’empoisonneuse » Marie Lafarge.
Le procès hors-norme de Klaus Barbie
C'est un événement qui marquera sans doute à jamais l'histoire du palais de justice lyonnais, puisqu'il a aussi marqué l'histoire de France. Le 11 mai 1987, Klaus Barbie est conduit sous bonne escorte jusqu'à la salle des pas perdus des 24 colonnes. Pour accueillir correctement le procès tant attendu de l'ancien chef de la Gestapo de la région, surnommé "Le boucher de Lyon", le monumental hall d'entrée a été entièrement réaménagé. "La salle classique de la cour d'assises du Rhône pouvait accueillir 300 personnes, il était donc dès le départ impossible d'envisager le procès ici, car on avait à gérer 600 demandes d’accréditation de journalistes du monde entier, il fallait loger 40 avocats de parties civiles et plusieurs dizaines pour ne pas dire centaines de membres de familles des victimes qui souhaitaient assister au procès" rappelle Jean-Olivier Viout, adjoint du procureur général Pierre Truche pendant le procès. "On nous a proposé de le délocaliser, au palais des sports de Gerland ou dans l’ancien palais des Congrès mais la réaction a été très claire : il est hors de question que le lieu de justice ancestral de Lyon soit absent du procès. Quand un pays commence à rendre la justice dans les stades, il faut s’inquiéter. Et notre salle des pas perdus permettait de relever l’enjeu, en mettant le paquet pour créer une architecture éphémère, et avec une condition : pendant le procès il fallait que le reste du tribunal continue à fonctionner".
Le défi est donc relevé et même le coup de théâtre survenu au 3e jour de l'audience - l'ancien nazi annonce qu'il ne se présentera plus au tribunal- ne parvient pas à entraver la marche de l'Histoire.
"Au début, les victimes ont eu du mal à admettre le fait que Barbie s'échappe, se dérobe, mais elles ont au final perçu l'enjeu que représentait la parole qu'elles allaient porter dignement" considère Jean-Olivier Viout. "On avait rien à attendre de Barbie, on savait par avance qu'il ne parlerait pas, qu'il contestait sa présence sur le sol français, disait qu’il n’était pas au courant pour la solution finale... Son absence au bout de trois jours a finalement permis à la parole des victimes de prendre tout l'espace en une sorte de victoire sur l'indicible".
Neuf semaines après le début du procès, le 4 juillet, l'homme de 74 ans est reconnu coupable de 17 crimes contre l'humanité et condamné à la réclusion criminelle à perpétuité au terme de 37 journées d’audience et de 190 heures de débats, filmés pour la première fois.
2008-2012 : un chantier au long cours
C’est une rénovation majeure qui aurait pu ne jamais voir le jour. En 1995, le Tribunal de Grande Instance quitte les quais de Saône pour s’implanter au sein du nouveau palais de Justice édifié dans le quartier de la Part-Dieu. La cour d’appel et la cour d’Assises du Rhône auraient dû suivre le même chemin sans la mobilisation deux années plus tôt de 3000 Lyonnais (politiques, défenseurs du patrimoine, professionnels du droit…) militant pour le maintien d’une activité de justice sur le site après sa nécessaire rénovation.
Leur appel sera entendu et c’est ainsi que débute en mai 2008 un chantier d’envergure sur les 11 000 m2 d’un bâtiment qui accueille sa première rénovation depuis sa livraison au milieu du XIXe siècle. Elle sera conduite par l’Etat et le Département du Rhône, qui se partagent la propriété des lieux, et menée conjointement par deux principaux architectes : Didier Repellin (architecte en chef des monuments historiques) et Denis Eyraud. Ce dernier connait déjà parfaitement les lieux puisqu'il a transformé la salle des pas perdus en salle d'audience exceptionnelle pour les besoins du procès Barbie en 1987.
L’affaire est quoi qu'il en soit périlleuse puisque la Justice doit continuer à être rendue pendant les quatre années du chantier. « Il a fallu à la fois qu’on réhabilite le monument historique pour qu’il garde son prestige, son décor et son mobilier, et inversement qu’on rende tout cela en conformité avec le confort moderne de travail nécessaire, qu’on repense les circuits de circulation qui avaient été faits pour trois juridictions mais par pour deux. Il a fallu faire coïncider ces deux nécessités » rappelle Denis Eyraud. « Il fallait par ailleurs assurer la sécurité des lieux, notamment contre les incendies, mais aussi la sûreté, or ce sont deux choses différentes et complètement opposées. La sûreté, c’est faire en sorte que les gens les plus dangereux qui sont jugés dans ce palais de Justice, notamment lors des procès d’Assises, ne s’évadent pas. J’ai donc notamment conçu tout un circuit pour pouvoir déposer les détenus à l‘intérieur du site après avoir fermé des portails en fer alors que jamais un fourgon pénitentiaire n’était rentré à l’intérieur du palais, parce que toute une partie des lieux était encombrée ». Une cure de jouvence salutaire qui permettra sans doute de perpétuer pour quelques siècles encore la vocation d'un lieu où justice est rendue depuis le 11e siècle.