Institut français de civilisation musulmane : chronique d'une gestation tourmentée

L'imposante bâtisse de 5 niveaux jouxte désormais la grande mosquée de Lyon, dans le 8e arrondissement. Le dossier aboutit plus de trente ans après les premières initiatives amorcées dans les années 80.

Photo Jeff PACHOUD/AFP

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Kamel Kabtane devrait être particulièrement ému ce jeudi. Avec l’inauguration officielle de l’Institut français de civilisation musulmane (IFCM), le recteur de la grande mosquée de Lyon voit enfin se concrétiser un projet dont il rêve depuis des décennies. Les origines de ce qui s'est apparenté au fil du temps à un véritable défi remontent en effet aux années 1980 : quand la Ville de Lyon signe un bail emphytéotique de 99 ans pour permettre l’édification de la grande mosquée au 146 boulevard Pinel dans le 8e arrondissement, la collectivité évoque déjà le possible ajout d’un centre culturel jouxtant l’édifice religieux.

Kamel Kabtane, le 17 septembre devant l'Institut français de civilisation musulmane. / Photo AFP/Jeff PACHOUD

Kamel Kabtane, le 17 septembre devant l'Institut français de civilisation musulmane. / Photo AFP/Jeff PACHOUD

Kamel Kabtane, le 17 septembre devant l'Institut français de civilisation musulmane. / Photo AFP/Jeff PACHOUD

Les difficultés pour mener à bien le projet de mosquée (de multiples procédures judiciaires initiées par des riverains hostiles) mettent d’emblée au second plan le volet dédié au centre culturel. Et si la grande mosquée est enfin inaugurée le 30 septembre 1994, il faut attendre encore près de deux décennies pour que le projet ressorte des cartons.

Grâce au persévérant et persuasif Kamel Kabtane, donc, infatigable militant de ce centre culturel destiné à mieux faire connaitre les cultures de l’Islam. L'entité existe d'ailleurs déjà juridiquement via une association.

Dès 2012, elle est d’ailleurs partenaire d’une initiative de la préfecture (avec l’université catholique de Lyon et de l’université Lyon 3) au sujet - souvent polémique- des liens entre religions et laïcité.

Sur la base du volontariat, imams, aumôniers et responsables associatifs musulmans peuvent ainsi suivre une formation à la «Connaissance de la laïcité», comprenant des cours de français, d’Histoire de la laïcité et de droit des associations.

De leur côté, les agents des fonctions publiques territoriale, hospitalière et d’Etat ont la possibilité de passer un diplôme d’université en «Religion, liberté religieuse et laïcité».

En octobre 2013, Manuel Valls, alors ministre de l'intérieur, ici aux côtés de Kamel Kabtane, était venu à Lyon remettre en mains propres à un imam un certificat « connaissance de la laïcité » délivré par l’Institut français de civilisation musulmane.  / Photo d'archives Pierre Augros

En octobre 2013, Manuel Valls, alors ministre de l'intérieur, ici aux côtés de Kamel Kabtane, était venu à Lyon remettre en mains propres à un imam un certificat « connaissance de la laïcité » délivré par l’Institut français de civilisation musulmane.  / Photo d'archives Pierre Augros

Deux ans plus tard, Kamel Kabtane profite des célébrations du 20e anniversaire de la création de la grande mosquée pour relancer son projet d’institut voué à développer la connaissance de l’Islam et qui serait capable de construire des passerelles entre les différentes cultures et les différentes civilisations. Cette volonté de dialogue est ancrée dans la personnalité du recteur de la grande mosquée de Lyon, né en 1943 en Algérie (alors française) d'une mère juive et d'un père musulman.

Le soutien d'un ministre, une première

Un cap décisif est ainsi franchi le 30 septembre 2014. Parmi les officiels réunis à l’hôtel du département pour célébrer le 20e anniversaire de l’édifice se trouve Bernard Cazeneuve, alors ministre de l’Intérieur chargé des Cultes.

Il sera le premier représentant de l’Etat à apporter clairement, et en public, son soutien à la construction d’un centre culturel musulman à Lyon : « Je vous redis le soutien du gouvernement à votre projet. La richesse de la civilisation musulmane doit être connue et mieux diffusée en France », souligne alors le ministre. 

Un premier signe de décrispation avait eu lieu quelques heures plus tôt : « L’Etat est favorable à ce projet et serait prêt à accorder jusqu’à 1 million d’euros. Mais pour décider, nous attendons que le plan de financement global soit bouclé » avait indiqué auparavant dans Le Progrès Jean-François Carenco, le préfet de Région de l’époque.

De gauche à droite André Soulier, André Mure et le maire de Lyon Francisque Collomb lors de l'inauguration du Transbordeur le 20 janvier 1989. / Photo archives Le Progrès

Kamel Kabtane reçoit un soutien de poids, celui du ministre de l'intérieur Bernard Cazeneuve, le 30 septembre 2014 lors du 20e anniversaire de la grande mosquée de Lyon. / Photo archives Stéphane Guiochon

Kamel Kabtane reçoit un soutien de poids, celui du ministre de l'intérieur Bernard Cazeneuve, le 30 septembre 2014 lors du 20e anniversaire de la grande mosquée de Lyon. / Photo archives Stéphane Guiochon

Après l’engagement de l’Etat, confirmé en avril 2015,  à hauteur d’un million d’euros, la situation se débloque du côté des autres collectivités locales, indispensables soutiens pour mener à bien un projet d’une telle envergure, alors chiffré à plus de 8 millions d’euros.

Pour financer le chantier, qui débute au printemps 2016, Kamel Kabtane sollicite la ville de Lyon et la Métropole, la Région Auvergne-Rhône-Alpes et le conseil départemental. Ce dernier voit d’un mauvais œil la présence d’un Etat comme l’Arabie Saoudite (aux côtés de l’Algérie) en tant que partenaire financier et sa commission générale vote contre l’octroi d’une subvention (à 22 voix contre 26) en février 2016.

Quelques mois plus tard, le nouveau président de la région, Laurent Wauquiez, lui emboîte le pas avec les mêmes arguments et rejette la demande de subvention d’un million d’euros. Pour justifier ce revirement (son prédécesseur Jean-Jack Queyranne s’était engagé en faveur du projet), l’élu précise : «dans cet espace de la République, fragile et précieux, nous ne pouvons considérer que viennent s’immiscer de manière significative des Etats étrangers par le biais du financement de l’IFCM». 

Avant d’ajouter en s'adressant à Kamel Kabtane : «Il n’est pas souhaitable qu’un lien de dépendance puisse être de nature à altérer votre autonomie dans la conduite de ce projet». Une décision qui laisse un sentiment d’amertume au premier concerné : « L’Arabie Saoudite avait financé à 80 % la Grande Mosquée et elle n’est jamais intervenue dans nos décisions. En vingt ans, on a toujours montré notre indépendance » affirmera-t-il plus tard.

Yves Martin, Bernard Pavy et Victor Bosch devant le Transbordeur le 18 novembre 1988.  / Photo Marcos Quinones. Coll. BM de Lyon, FIGRPTP0610A

Une maquette de l’IFCM conçue par le cabinet d’architectes lyonnais Gautier + Conquet. / Photo Golem image

Une maquette de l’IFCM conçue par le cabinet d’architectes lyonnais Gautier + Conquet. / Photo Golem image

Début juillet c’est tour à tour la ville de Lyon puis à la Métropole de se prononcer : après de vifs débats, les deux assemblées votent chacune une subvention d’un million d’euros. La séance du conseil métropolitain est l’occasion pour son président Gérard Collomb de jouer l’apaisement dans un dossier sensible.

Il présente ainsi avant le vote un amendement qui précise la composition du futur conseil d’administration de l’IFCM: « 11 membres de l’association IFCM et 11 membres institutionnels dont 3 représentant la ville de Lyon, 3 la Métropole, 2 l’Université de Lyon qui en coopteront 3 autres, des personnalités qualifiées ».  Il annonce aussi la création d’un conseil d’orientation et de stratégie qui comprendra, outre les 23 membres du conseil d’administration, des représentants de l’Etat, issus des ministères de l’Intérieur, de l’Education nationale et de la Culture. Il aura « un droit de regard sur les orientations et sur les embauches » du futur IFCM.

L’élu fait enfin le point sur la répartition du financement des 6,6 millions de travaux de l’IFCM : l’Etat, la Ville de Lyon et la Métropole contribueront à hauteur de 3 millions d’euros; l’association IFCM versera 2 millions issus de ses ressources propres ; des « entrepreneurs lyonnais » mettront 600 000 euros et des « financeurs étrangers » - l’Algérie et l’Arabie Saoudite- donneront le million restant. A noter que parmi les bailleurs étrangers, au final, seule l’Arabie Saoudite, via la Ligue islamique mondiale, a finalement mis la main au portefeuille à hauteur de 1,5 million d’euros.

Pour rassurer les élus, Kamel Kabtane a consenti à modifier les statuts de l’IFCM, mettant en place un conseil d’administration associant pouvoirs publics, représentants de la communauté musulmane et personnalités qualifiées. / Photo archives Stéphane Guiochon

Photo archives Philippe Juste

En novembre 2016, Bernard Cazeneuve est de retour à Lyon pour assister à la pose de la première pierre du bâtiment qui doit abriter à terme 2700 m2 dédié à la culture musulmane : une salle de conférence de 240 places, un espace d’exposition de 200 mètres carrés, huit salles de classe, deux laboratoires de langues, une médiathèque, deux salles polyvalentes pour séminaires et un salon de thé-restaurant.

Outre un enseignement universitaire destiné «aux cadres religieux et associatifs», sous l’autorité de l’université Lyon 3 et l’Université catholique de Lyon, l'IFCM doit également proposer des cours de civilisation musulmane, de langue pour adultes et enfants, notamment de français et arabe, des colloques, débats et conférences sur les cultures de l’Islam ainsi qu’une programmation artistique et culturelle.

La conception de l'édifice, confiée au cabinet lyonnais Gautier + Conquet, fera référence à l’architecture arabo-musulmane ou aux arts géométriques islamiques. « Mais l’écriture du bâtiment est contemporaine, indique Dominique Gautier, elle exprime un bâtiment ancré dans la modernité, à la fois intemporel et durable par le choix environnemental des matériaux ».

Le ministre de l'intérieur Bernard Cazeneuve aux côtés du préfet Michel Delpuech, de Kamel Kabtane et de Gérard Collomb, lors de la pose de la première pierre de l'IFCM le 24 novembre 2016. / Photo archives Philippe Juste

Le ministre de l'intérieur Bernard Cazeneuve aux côtés du préfet Michel Delpuech, de Kamel Kabtane et de Gérard Collomb, lors de la pose de la première pierre de l'IFCM le 24 novembre 2016. / Photo archives Philippe Juste

Seul un recours, déposé par des élus d’opposition devant le tribunal administratif, contre les subventions accordées par la ville et la métropole à l’IFCM, pourrait encore venir assombrir le destin déjà mouvementé du projet. En juin 2018, le tribunal administratif valide les subventions.

Il considère que les délibérations n’étaient pas contraires à la loi de 1905 concernant la séparation des Eglises et de l’Etat. La juridiction estime que l’IFCM, dont les objectifs sont l’enseignement de l’Islam en tant que culture et civilisation, le dialogue interculturel, l’éducation ou encore la médiation, ne constitue pas une association cultuelle. Elle considère par ailleurs que la proximité géographique avec la Grande Mosquée ne permet pas d’établir que l’IFCM a des activités cultuelles.

Lors d'une visite du site en avant-première en mars 2019. / Photo archives Stéphane Guiochon

Lors d'une visite du site en avant-première en mars 2019. / Photo archives Stéphane Guiochon

Lors d'une visite du site en avant-première en mars 2019. / Photo archives Stéphane Guiochon

Lors d'une visite du site en avant-première en mars 2019. / Photo archives Stéphane Guiochon

Lors d'une visite du site en avant-première en mars 2019. / Photo archives Stéphane Guiochon

Lors d'une visite du site en avant-première en mars 2019. / Photo archives Stéphane Guiochon

La victoire est définitive pour Kamel Kabtane, qui résumait en mars dernier la vocation de son « bébé » lors d’une visite des lieux. « L’IFCM va contribuer à l’expression de la culture musulmane. Cet outil doit apporter aux musulmans une meilleure connaissance de leur civilisation et aux non-musulmans des réponses aux questions qu’ils peuvent se poser ».

Il enfonce le clou en cette semaine d’inauguration officielle, qui aura lieu en présence du ministre de l’Intérieur Christophe Castaner : « ce n’est pas un ghetto culturel, mais plutôt comme une institution ouverte à tous les Lyonnais, quelles que soient leur religion, leur culture».

Le bâtiment flambant neuf mêle béton brut, verre et bois. / Photo AFP/Jeff PACHOUD

Le bâtiment flambant neuf mêle béton brut, verre et bois. / Photo AFP/Jeff PACHOUD