La Ficelle des Morts :
quand les cadavres prenaient le funiculaire

Le funiculaire, à son départ de Saint-Paul. Photo carte postale Coll. Bibliothèque Municipale de Lyon.

Le funiculaire, à son départ de Saint-Paul. Photo carte postale Coll. Bibliothèque Municipale de Lyon.

Le nom n’est pas des plus inspirants, sa fonction ne l’était pas plus.
Le funiculaire Saint-Paul, surnommé « Ficelle des Morts », transportait au sommet de Fourvière, en plus des voyageurs, quelques morts encore frais destinés à reposer au cimetière de Loyasse.
La ficelle fait long feu : ouverte en 1900, elle ferme dès 1937. Avant de connaitre une seconde vie, auprès des communautés undergound et même occultes de Lyon...

Par Clément Vergnaud

I. Les prémices de la Ficelle

L’histoire de la Ficelle des Morts, ou du funiculaire Saint-Paul de son vrai nom, commence en 1900. Ou plutôt une poignée d’années auparavant, lorsque le projet est mis en branle.

L’idée est alors de permettre de desservir le célèbre (et alors plutôt récent) cimetière de Loyasse, aussi bien pour les morts que pour les vivants. En effet, jusqu’alors, pour que les corps rejoignent leur dernière demeure, il leur faut être transporté par calèche hippomobile (tirée par des chevaux) depuis le bas de la colline de Fourvière. Une opération éreintante, longue, et qui a un coût.

C’est justement le problème que doivent régler le funiculaire et le tram Saint-Paul, et son exploitant, la compagnie du chemin de fer Saint Paul – Fourvière – Loyasse (ou SPFL).
Juliette Cazes est chercheuse en thanatologie (soit l'étude de la mort et de tout ce qui y touche, comme les rites funéraires par exemple) mais aussi podcasteuse, vidéaste et fondatrice du site le Bizarreum. Elle nous explique.

Dans leur funiculaire et leur tram, un wagon sera ainsi réservé au transport des marchandises.
Et des corps.

Quand le projet est présenté, c'est un peu « le paradis sur Terre », selon Juliette Cazes. « La ficelle ne posera pas de problèmes, rapportera de l'argent, transportera les morts pauvres des Hospices Civils de Lyon gratuitement... Sur le papier, c'est idéal ! »

Sur les rails

Dès 1896, la construction du funiculaire et du tram est déclarée d’utilité publique, et entamée, pour se terminer en 1900. Et le 31 octobre de la même année, le ficelle qui relie Saint-Paul à Fourvière, ainsi que le tram qui permet de finir le trajet, depuis le terminus de la Ficelle jusqu’à Loyasse, sont officiellement inaugurés.

Un lancement qui signe également le début des ennuis pour une ligne rapidement renommée Ficelle des Morts, vu ce qu’elle transporte. Un nom un peu funeste qui ne va pas porter chance à son exploitant, la SPFL.

L'entrée du funiculaire se trouvait juste à côté de la Gare Saint-Paul.

Carte postale, source : Pieetlidwine canalblog

Aujourd'hui, il est encore possible de voir le bâtiment, discret à côté de la gare.
Photo Progrès/Alexis LERAT

II. Attention au départ !

La ficelle et le tram de la ligne se trouvent être déficitaires dès la première année d’exploitation, bien loin de pouvoir rembourser les coûts de la construction, de l’installation et d’exploitation de ses infrastructures, sans oublier l’entretien.

La raison est assez simple : trop peu de personnes empruntent la ficelle. « Si on se rend compte que c'est plus rentable à la période de la Toussaint, au niveau des attentes, c'est-à-dire une forte population qui viendrait visiter ses morts, ce n'est pas du tout au rendez-vous ! Et dès la première année, la ficelle est déficitaire, parce que pas grand monde ne l'utilise, » explique Juliette Cazes.

Économiquement, comment s'en sort le projet ?

Parce que l'un des problèmes majeurs rencontré, c'est que le tunnel passe par le gruyère qu’est la colline de Fourvière.

« On sait que cette zone-là et cette colline, la basilique est au dessus, il y a des restes archéologiques, elle est gorgée d'eau par endroits... Au niveau même de l'emplacement de Loyasse, (créé presque un siècle auparavant en 1807), assez rapidement on découvre que les corps s'y décomposent très mal, justement à cause de cette humidité, » relate Juliette Cazes.

De nombreux problèmes structurels vont émailler la vie de la Ficelle : des éboulements dans le tunnel, ou des nécessités d’interruption de lignes pour cause de faiblesse structurelle.

Bref, si le projet a été vendu comme une panacée, la Ficelle prend rapidement un goût amer pour les investisseurs.

La construction s'annonçait pourtant comme difficile, ça n'a pas freiné le projet ?

Une source de contentieux également pour les habitants de la colline, et plus particulièrement les pères maristes de la basilique de Fourvière. « Ils ont vu leurs bâtiments trembler au moment des travaux du lancement, alors même qu'on leur avait dit qu'il n'y aurait pas de problèmes. Ça partait déjà mal, » souligne la thanatologue.

Quand ça veut pas...

Très rapidement, c’est la compagnie des Omnibus et tramways de Lyon (ou OTL), gestionnaire du réseau de tram lyonnais, qui récupère l’exploitation de la ligne, et dès 1908 la SPFL est rachetée par l’OTL.

La situation financière est loin de s’assainir pour autant, surtout avec la Première Guerre mondiale à l’horizon, et ses tragiques conséquences. Dans les années 20, le trafic du funiculaire est interrompu un temps, perturbé par des grèves, avant de reprendre avec une fréquence réduite.

Désastre financier sur désastres structurels continuent de marquer la vie de la Ficelle des Morts, dont personne n’aura jamais retiré aucun bénéfice. Il est finalement décidé de mettre fin à ce projet, perdu dès ses premières années d’exploitation.

Malchance sur malchance ?

Le funiculaire ferme le 25 décembre 1937, tandis que le tramway perdurera jusqu’à 1939, sans compter des usages ponctuels pour la Toussaint dans les années qui suivent.

Les raisons d'un échec prévisible

Terminus pour cette ligne, qui n’aura jamais réussi à rentrer dans ses frais ou même à sortir un bénéfice depuis sa création.

Il faut dire que la population même à qui s'adressait ce service de transport était finalement assez minime : Loyasse était un cimetière pour les riches, soit un cimetière qui ne concerne pas une majorité de la population. « À partir du moment où il y a eu les concessions pour Loyasse, ça devenait assez intouchable d'y être enterré. Donc on imagine que les gens les moins aisés enterraient leurs défunts ailleurs. »
Et que le nouveau système de transport n'intéressait qu'une trop petite proportion de personnes pour permettre de rentabiliser la Ficelle.

Cette ficelle s'adressait à qui finalement ?

Deuxième point selon Juliette Cazes : le fait de bouger un corps via un nouveau système de transport peut-être perçu comme allant à l'encontre des traditions, et en braquer plus d'un. « Les convois hippomobiles, c'était la tradition. Et dans le cadre funéraire, quand on propose des innovations, des gens restent frileux. On peut donc imaginer que le tramway a dérangé certaines personnes, comme dans les années 20, les corbillards véhiculés en ont dérangé d'autres. »

Qu'est-ce qui a pu freiner les usagers vis-à-vis de la ficelle ?

Cette fermeture ne signe toutefois pas la fin pour la Ficelle, que plus personne n’utilise pourtant.
D'une part, parce qu'elle a laissé quelques marques : la passerelle des quatre vents, si appréciée pour les balades autour de Fourvière, suit le tracé de l'ancien chemin de fer du tram de la Ficelle.
D'autre part, les urbexeurs et occultistes de la ville, eux, y ont peut-être trouvé leur compte…

 Source : Pieetlidwine canalblog
Photo Progrès/Alexis LERAT

L'arrivée du funiculaire, et la liaison avec le tram, se faisait au niveau de la passerelle des quatre vents.

Carte postale, source : Pieetlidwine canalblog

Aujourd'hui, sur la passerelle, on peut encore voir les traces de l'ancienne station et de son tracé, si l'on sait où regarder.
Photo Progrès/Alexis LERAT

III. Tunnel abandonné,
en mauvais état,
cherche locataire sataniste

Photo fournie par un urbexeur

Photo fournie par un urbexeur

Bien évidemment, un tunnel souterrain, dans lequel transitaient les morts avant leur enterrement, attise l’imagination.

Au point que des rumeurs de messes noires ou satanistes qui auraient lieu dans le tunnel se répandent, et continuent de courir.

Pour autant, difficile d’apporter une quelconque crédibilité à ces allégations, comme nous l’explique Juliette Cazes. « Dans mes recherches je n'ai pas croisé ces éléments. Par contre, ce n'est pas impossible. Lyon a un énorme passé en terme d'ésotérisme... Quand on se promène dans des sous-sols, on peut croiser des symboles. Rien d'étonnant dans des souterrains. Mais là on parle d'un funiculaire, c'est loin d'être macabre, c'est un transport comme un autre. Donc sur le satanisme, je n'ai rien entendu de probant. »

Les rites sataniques et les messes noires dans le tunnel, mythe ou réalité ?

Urbex sans complexe

Avec ses accès régulièrement condamnés, pour des raisons de sécurité comme pour préserver son mobilier (et peut-être pour éviter les diaboliques satanistes, qui sait), le tunnel est pourtant visité, dans l'illégalité, par des jeunes Lyonnais. Principalement, les pratiquants d’urbex (mot valise pour l’exploration urbaine, pratique qui consiste à se rendre dans des bâtiments abandonnés, des ruines ou des souterrains urbains) ou simplement ceux qui recherchent le grand frisson .

« À ma petite échelle, j'ai pas grand chose à dire dessus, réagit Juliette Cazes. Si ce n'est que des endroits sont interdits parce que c'est dangereux, il ne faut pas l'oublier. C'est pas une activité anodine l'urbex, ça demande du matériel, des personnes qui connaissent l'endroit...
Même si on parle d'un tunnel désaffectée, je n'inviterais jamais les gens à y aller. C'est une activité à faire en connaissance de cause, et sans endommager le patrimoine parce qu'on en a qu'un, en sachant que même des intrusions peuvent mener à l'abîmer. »

Le tunnel, un bon spot pour les urbexeurs ?

Dura urbex sed urbex

Thomas* nous parle un peu de cette pratique sur Lyon : « Pour ce qui est de l'exploration urbaine à Lyon, il y a de nombreux pratiquants - plus ou moins éclairés- néanmoins il faut redoubler de prudence et surtout garder secrets les accès pour éviter des dégradations et des accidents.
Beaucoup de Lyonnais et de Lyonnaises ont, dans leur jeunesse, peut-être cherché ces entrées sur les deux collines avec plus ou moins de succès. Mais pour certains endroits, l'atmosphère n'est ni reposante ni rassurante : traces de passages, seringues et plus, vêtements abandonnés au sol, symboles sur les murs… On voit que ces endroits sont connus par certains depuis longtemps et on n'est jamais à l'abri d'une mauvaise rencontre, ou d'un accident.
D'autres ne sont tout bonnement pas accessible, par exemple, à cause de la présence d'eau à l'entrée invitant à rebrousser chemin. »

« Retrouver l'histoire du lieu »
Luc

Si Thomas n’a pas voulu nous dire s’il s’était déjà rendu dans le tunnel de la Ficelle des Morts, son témoignage s’applique à toutes les explorations lyonnaises, et peut-être même encore plus à celle du tunnel de la Ficelle. Un site encore un peu tabou pour les urbexeurs de la ville, qui ne souhaitent que rarement en parler, uniquement dans l’anonymat, et sans trop en révéler les accès.

C’est le cas de Luc*, âgé de 23 ans, qui a exploré le tunnel en septembre 2020. Une exploration faite pour « retrouver l’histoire du lieu », un objectif qui le motive lors de ses expéditions d’urbex. « L’exploration est un peu dangereuse, mais par rapport à d’autres trucs que j’ai pu faire, ça ne m’a pas tant dérangé. Ce qui est un peu compliqué, c’est finalement de remonter, et de ressortir par là où on est rentré. »

Photo fournie par Luc

Photo fournie par Luc

Photo fournie par Luc

Photo fournie par Luc

Un lieu « propice pour entendre
sa petite voix »

Et pour les rencontres avec des esprits maudits, ou avec des cultistes tentant de réveiller un Grand Ancien alors ? « Il n’y a pas vraiment de choses étranges à proprement parler dans le tunnel : le lieu est un peu taggé, mais même pas tant que ça », estime le jeune homme.

Platy*, un autre urbexeur, assure « ne pas trop croire aux histoires de fantôme. Mais penser à l'utilité de cet endroit à l'époque, ça m'a fait quelque chose. Au milieu d'une ville pleine de vie, c'est un lieu très silencieux, on n'entend que nos pas. C'est propice à entendre sa petite voix parler. »

Luc aussi parle d'une atmosphère bien singulière dans le tunnel, aidée par la mémoire que transporte le lieu. « Au niveau de l’ambiance, ça reste particulier. Je vais pas dire qu’on ressent forcément un truc, mais quand on connait l’histoire de ce tunnel, il y a un peu une prise de conscience de là où on est qui peut jouer, avec les vieux vestiges qui restent, des roues, des boulons, les anciens rails... »

Platy, trouve même un peu de poésie dans les profondeurs du tunnel où des centaines de cadavres ont transité.

« On ressent un peu d'excitation. Le noir y est envoûtant, et tombe avec la pente élevée du tunnel... »

*Les noms ont été modifiés, à la demande de nos témoins.

Terminus

Deux ouvriers, sur le pont du tramway en train d'être démonté. Photo archives Progrès.

Deux ouvriers, sur le pont du tramway en train d'être démonté. Photo archives Progrès.

D'un échec d'urbanisme prévisible peuvent naitre de belles histoires, de curieuses rumeurs de satanisme, et d'inquiétantes aventures dans le silence noir de son tunnel.

Tout le paradoxe d’une Ficelle qui n’a jamais trouvé son public, quand aujourd’hui, on ne compte pas le nombre de piétons qui marchent sur la passerelle des quatre vents, dans les traces d’un tram que leurs ancêtres ont largement boudé.

Reste malgré tout un élément de cette Ficelle que personne ne viendrait contester : sa destination.
Le cimetière de Loyasse reste toujours ce « Père Lachaise » lyonnais, où les caveaux très décorés des grandes familles côtoient les tombes des artistes et architectes de la ville, ou encore celle du Maitre Philippe.

Un guérisseur et mystique, qui s’est occupé du Tsar de Russie Nicolas II, entre autres.

À Lyon, chassez l'occulte, il revient au galop.