Stupéfiants

Comment le trafic gangrène le Rhône

Photo d'illustration Pixabay

Photo d'illustration Pixabay

Photo d'illustration Pixabay

©Photo PQR/LE PARISIEN/ Philippe de Poulpiquet

©Photo PQR/LE PARISIEN/ Philippe de Poulpiquet

©Photo PQR/LE PARISIEN/ Philippe de Poulpiquet

La promenade Lénine, au Mas du Taureau, à Vaulx-en-Velin, est un repère bien connu des dealers. Photo Progrès/Sabrina MADAOUI

La promenade Lénine, au Mas du Taureau, à Vaulx-en-Velin, est un repère bien connu des dealers. Photo Progrès/Sabrina MADAOUI

La promenade Lénine, au Mas du Taureau, à Vaulx-en-Velin, est un repère bien connu des dealers. Photo Progrès/Sabrina MADAOUI

Trafic de drogues : «On n’en aura jamais fini»

La lutte contre le trafic de stupéfiants est un combat sans fin. Le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin en a fait une priorité et régulièrement, des filières tombent. Pourtant rien ne semble pouvoir arrêter tous ces deals qui opèrent dans certains secteurs au grand jour faisant des habitants, des témoins impuissants, excédés ou résignés.

Au mois de décembre, la publication du nombre de points de deals répertoriés par le ministère de l’Intérieur sur le territoire français avait fait grand bruit. Il faut dire que le Rhône apparaissait comme le deuxième département français le plus touché avec 255 «supermarchés de la drogue» localisés essentiellement dans l’agglomération lyonnaise et sur les grands axes de passage.

« Le pays est complètement ravagé par la drogue, il y a plus de trafiquants que de boulangers !, lâche dépité un gradé de la gendarmerie. Ceux qui luttent contre ce fléau ne se voilent pas la face : « Il y a une explosion du trafic et de la consommation. Cela transparaît au niveau des saisies qui ne sont que l’écume des choses. La police, la douane, la gendarmerie ne récupèrent que de 8 à 10 % de la marchandise qui rentre ! »

Petites mains et gros bonnets

Ce n’est pas faute pourtant de traquer sans relâche les pourvoyeurs de drogues en tous genres. Dans les zones les plus touchées, les habitants subissent chaque jour ces kystes qui gangrènent leurs rues, leurs allées, leurs commerces. Des petites mains car les gros bonnets restent à distance. « Ce trafic engendre des troubles importants à la tranquillité publique et présente un désagrément quotidien pour les habitants dans les quartiers où il se développe, déplore la DDSP (direction départementale de la sécurité publique). Les riverains concernés subissent les conséquences des allées et venues des dealers et des clients. »

«Ils grignotent, s’étalent»

Jean-Luc Pollina, Vaudais depuis plus de quarante ans, président de copropriété se sent bien dans sa résidence des Cervelières mais la proximité du trop connu Mas-du-Taureau se ressent : « Depuis cinq ans, ça a empiré. Ils grignotent, s’étalent. Ils vendent leur marchandise comme on va chez le boulanger. On voit même où ils cachent leur drogue. La dernière fois, j’ai croisé un gars jeune avec une liasse de billets. ».

Il regrette cette mauvaise image donnée à Vaulx sans nier la réalité du trafic. Depuis la fenêtre de son salon, il nous montre derrière des tours le « secteur » où « ça deale beaucoup » : la promenade Lénine. Une rue piétonne et boisée qui longe des immeubles : « Ils ont pris le contrôle d’une allée. Les gens qui y vivent subissent leur loi. » Certains sont obligés de montrer leur carte d’identité pour entrer chez eux. Mais personne ne parle par crainte des représailles. Les Vaudais savent pourtant que les policiers ne restent pas les mains dans les poches. Un point de deal a été démantelé récemment, nous indique un gradé qui connaît bien le secteur. Mais les vendeurs se sont déplacés.

« Ils s’adaptent sans arrêt et n’ont pas de mal à recruter à Vaulx et même jusqu’à Lyon. C’est un peu Pôle emploi ! ça tourne beaucoup pour éviter la réitération : s’ils se font arrêter, la peine sera moins lourde. »

«Chez moi, ça s’est “minguettisé” !»

D’autres qui étaient épargnés voient avec angoisse leur quartier se transformer. Mustapha, la soixantaine, habite depuis trente ans dans la cité Mozart-Verlaine à Vénissieux à la limite de Lyon. « C’était tranquille jusqu’à 2-3 ans et surtout depuis un an. Des jeunes ont pris possession du quartier. Ça s’est “minguettisé” ! Les habitants sont exaspérés mais le bailleur est aux abonnés absents ! ».

Mustapha décrit une présence quotidienne et permanente de vendeurs qui se sont installés sur un parking et n’ont pas hésité à taguer « Drive » sur un mur. « Ils font leur commerce et nous laissent tranquilles mais le climat est tendu. » Et la rénovation de la cité ne va pas les chasser. Au contraire, peste cet habitant : « Ils ont mis des bancs dans le jardin. C’est comme s’ils leur donnaient des trônes ! » Chaises pliantes, fauteuils, chaises… Les guetteurs prennent leurs aises et ne craignent pas d’être vus. Ils sont les yeux de la cité, des vigies qui obligent à passer la tête basse. On rase les murs ou au mieux, on ne les regarde pas. On vit côte à côte, impuissants, contraints et forcés, exaspérés ou résignés. Et on supporte les rodéos de deux-roues, bien pratiques pour détourner l’attention des forces de l’ordre. Chacun est alors témoin « qu’ils tiennent leur territoire ».

Un fléau

«J’accuse mon Etat qui ne donne pas les moyens pour sortir de ce fléau que notre société est incapable de gérer!», tempête Jean-Luc Pollina, le Vaudais. « On n’en aura jamais fini avec ça », souffle un policier de terrain. « Les truands ont gagné la guerre des stups », lâche dépité un capitaine de gendarmerie. Pas question pourtant de baisser les bras. Toutes les troupes sont mobilisées. «La lutte contre le trafic de stupéfiants, premier marché criminel en France, reste un grand défi», assure un commissaire divisionnaire. La guerre n’est pas finie.

Annie DEMONTFAUCON

«Notre quartier est entièrement quadrillé par les guetteurs»

Charpennes au rythme du deal

Depuis 2017, domicilié à Charpennes, à Villeurbanne, François a vu le trafic stupéfiant s’amplifier. « Au début c’était insidieux, avec un ou deux petits trafiquants, mais aujourd’hui de 10 h à minuit, (hors couvre-feu), c’est le défilé des clients. »

Lorsque François, en 2017, se décide à acheter un appartement au cœur du quartier Charpennes à Villeurbanne, tout lui semble parfait : de nombreuses boutiques, le tram, le métro, une ambiance de village où il se sent tout de suite à l’aise. Mais l’année suivante, le jeune quadra commence à déchanter.

"Les dealers s'envolent puis reviennent 10 minutes après"

« C’était insidieux, avec un ou deux petits trafiquants aux abords de l’arrêt de tramway Charpennes-Charles Hernu. Puis petit à petit, cela s’est amplifié. On a vu la mise en place des guetteurs, qui quadrillent désormais le quartier (rue Henri-Rolland, rue Hanoï et Gabriel Péri). De 10 heures du matin jusqu’à minuit (hors couvre-feu), c’est le défilé avec une file d’attente de clients, de 15 à 60 ans, aux heures de pointe ! C’est pire encore depuis La fusillade au Tonkin, en juin dernier, qui a eu pour effet de déplacer le trafic qui se tenait là-bas jusqu’ici. La police passe bien régulièrement et cela nous fait plaisir de la voir mais prévenus par les cris ou sifflements des guetteurs, les dealers s’envolent puis reviennent dix minutes après. Côté nuisances, nous sommes servis : détritus en tout genre, dégradation des bâtiments et des bouches d’égouts pour cacher le cannabis, tout cela nous coûte de l’argent. »

Si François n’a jamais été pris à parti, il sait que parmi ses voisins certains ont été victimes de menaces verbales et n’osent plus emmener leurs enfants jouer dans les parcs. Sans parler « des batailles rangées entre bandes rivales qui nous empêchent de dormir ! » Cofondateur du collectif « Charpennes en colère », François attend beaucoup de la nouvelle municipalité. « La précédente n’a rien fait pour nous, espérons que cela évolue maintenant. »

Christelle LALANNE

A Charpennes, à Villeurbanne, les guetteurs ne se cachent plus. Photo Progrès/C .L.
Les transactions de stupéfiants se font à la vue de tous. Photo DRPhoto DR

255

Les chiffres du ministère de l’Intérieur évaluent à 255 le nombre de points de deal repérés dans le Rhône sur un total de près de 4 000 (3 952) en France. C’est la première fois qu’un tel recensement est effectué. Leur localisation reste confidentielle. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, ils débordent le cercle des cités de l’Est lyonnais. Selon nos informations, ils sont « diffus » sur le département, la plus grande partie se trouvant sans surprise dans l’agglomération lyonnaise, en zone police, et sur les axes de passage majeurs.

«Le trafic de stups produit des sommes considérables»

Xavier Raufer, criminologue

Xavier Raufer, criminologue. Photo DR

Xavier Raufer, criminologue. Photo DR

Xavier Raufer, criminologue. Photo DR

Xavier Raufer, criminologue, directeur d’études au pôle Sécurité-Défense du CNAM (conservatoire national des arts et métiers).

Quel est l’impact économique de ces trafics ?

"Il faut savoir que l’économie souterraine se divise en gros en l’économie grise (travail au noir) qui peut être un édredon contre le chômage et l’économie noire, celle des trafics illicites (stupéfiants mais aussi prostitution, marchés aux voleurs…). L’INSEE fait semblant de considérer que l’économie souterraine n’existe pas. Dire que le département de La Seine-Saint-Denis est le plus pauvre de France, c’est de la foutaise ! Il y a aussi là-bas des gens fort riches mais de façon invisible qui profitent de l’économie souterraine. En moyenne, selon mes calculs, cette économie illicite représente 3 % du PNB pour chaque pays de l’Union européenne. En France, on sait qu’il se consomme 360 tonnes de cannabis par an ce qui signifie que la vente au prix de détail dans les cités rapporte au crime organisé environ 1,4 milliard d’euros par an. Si on englobe toutes les drogues, on arrive à 3,5 milliards d’euros par an."

"Les truands ont gagné, ils sont chez eux"
Xavier Raufer, criminologue

Vous écriviez que le trafic est à l’origine de la prospérité relative des cités. Est-ce toujours le cas ?

"Le trafic de stups produit des sommes considérables et enrichit ceux qui s’y livrent. On estime que ce commerce fait vivre 260 000 personnes en France (grossistes, dealers, familles). Comme ces personnes consomment et achètent, on évalue à 1 million le nombre de personnes qui en sont bénéficiaires indirectement."

A-t-on perdu la guerre des stups ?

"Les truands ont gagné, oui. Ils sont chez eux. Ceux qui se permettent de tirer aux mortiers d’artifice font tout pour décourager la police et la chasser des secteurs qu’ils contrôlent. Darmanin essaie de vider l’océan avec une petite cuiller. Les saisies sont dérisoires. Les policiers font des opérations coups de poing, capturent trois-quatre lascars, des sous-fifres mais le lendemain, ils sont remplacés. On a laissé les bandits s’emparer de ces territoires. Si les cités étaient dûment policées, 80 % des problèmes d’insécurité s’évanouiraient. Ce problème de sanctuarisation de territoires pour protéger les trafics de drogue n’est pas nouveau mais il s’aggrave depuis quarante ans."

Propos recueillis par A. D.

Yanis, 20 ans, profession dealer :

"L'idée c'est de s'arrêter avant 30 ans"

Photo d'illustration Stock Adobe

Photo d'illustration Stock Adobe

Nous l’appellerons Yanis et le rencontrons à Lyon. Âgé de 20 ans, c’est un petit dealer qui a déjà effectué un an de prison pour trafic de stupéfiants. L’école ? Il y est allé et a même passé son Bac avant d’obtenir un DUT Gestion des entreprises et des administrations. Il a décroché un CDD à la caisse des allocations familiales. Yanis garde les pieds sur terre et ne rêve pas de grimper dans les échelons du trafic : « Il ne faut pas être trop gourmand, c’est trop de stress. Quand tu te différencies, tu fais de l’ombre à des gens et c’est risqué. Il faut se faire de l’argent quand tu es jeune, mettre de côté et arrêter avant 30 ans. L’idée c’est de stopper quand j’aurai une situation financière légale et stable ».

«Le gérant vérifie tout»

Comme il n’en est pas là, il continue de dealer un peu de tout dont de la cocaïne mais incognito. « Je ne me salis pas les mains, je fais travailler des charbonneurs (NDLR, des vendeurs). Je sous-traite pour n’avoir aucun lien avec le réseau. Je ne communique pas par téléphone. C’est simple : on ne me voit pas mais je suis là. » La crise sanitaire a dopé la livraison, nous confie-t-il. Mais les clients continuent de se déplacer : « Ça fonctionne beaucoup par les réseaux sociaux. On dit : “Venez à telle ou telle heure”. Il nous raconte une organisation identique d’un quartier à l’autre avec ces « gérants » à l’œil aiguisé : « C’est lui qui donne la marche à suivre pour la journée. Toutes les quatre heures, il récupère l’argent et ravitaille si besoin. Il sait exactement ce qu’il donne à ses charbonneurs. Il peut dire : “Dans la sacoche, tu as 6 000 euros”. Dedans, il y a des poches avec des morceaux à 20 euros, 30 euros… Le gérant vérifie tout, note tout. À leur retour, il fait les comptes. »

 "Si tu es nul, tu sautes"

Il arrive que certains charbonneurs se trompent en fourguant leur marchandise : « Si tu es nul, tu sautes et tu n’es pas payé ». Yanis explique qu’il faut savoir aussi avoir la bonne attitude quand les flics se pointent dans le quartier : « Il faut anticiper. Si tu vois la police, tu te sauves et tu jettes tes affaires. Il faut être organisé et vif. Il y en a qui apprennent vite, qui sont malins et ont le sens des affaires. » Yanis reconnaît que les trafiquants craignent davantage la concurrence que les forces de l’ordre. « On les repère. Les plaques banalisées sont notées sur les murs. »

A. D.

Combien ils gagnent

Un trafic qui rapporte à tous les échelons

Un bon point de vente peut rapporter de 15 000 à 20 000 € par jour. Photo Stock Adobe

Un bon point de vente peut rapporter de 15 000 à 20 000 € par jour. Photo Stock Adobe

Un bon point de vente peut rapporter de 15 000 à 20 000 € par jour. Photo Stock Adobe

Confidence d’un trafiquant de stupéfiants à son avocat : « C’est impossible de revenir à une vie normale après ça ». Ça ? Ce sont les gains faramineux engrangés par tous ceux qui y touchent. Selon nos informations, un patron (celui qui s’approvisionne en marchandise et va à la « source ») peut engranger entre 60 000 et 100 000 euros de bénéfices par mois.

« Si tu vas chercher ton shit toi-même, c’est plus rentable, c’est logique. Ce qui coûte cher, c’est de monter le produit. Il prend de la valeur et à Gibraltar et à la frontière française. Comme les prix aux clients doivent rester stables, si tu as des intermédiaires, tu dois baisser ta marge. »

Un « four » qui rapportait plus de 40 000 € par jour

Un bon point de vente peut rapporter entre 15 000 à 20 000 € par jour surtout s’il y a de la cocaïne. A Vénissieux, on nous a même parlé d’un « four » qui ramenait il y a quelques années (avant d’être démantelé) plus de 40 000 € par jour ! Un guetteur peut gagner 50 à 100 € par jour et environ 3 000 € par mois. D’autres nous ont parlé de 150 à 180 € par jour. Tout dépend du périmètre, de la localisation et évidemment du nombre de clients. L’âge aussi compte : un gamin peut recevoir 20 € ou un kebab selon le service rendu.

« Il y a plus de bénéfices à embrasser une carrière criminelle qu’à choisir un parcours honnête, confiait fataliste un gendarme. Pourquoi changeraient-ils ? ». La prison ? « Elle doit clairement les détourner de ce cheminement criminel. Mais à partir de quel quantum, la peine dissuade celui qui hésite et est sur le fil ? ». Pour cet avocat pénaliste, les trafiquants ne craignent pas tant l’enfermement que le coup d’arrêt donné à leurs affaires et la perte de leurs clients.

A.D.

Infographie Le Progrès

Infographie Le Progrès

8 € le gramme de résine de cannabis mais 66 € le gramme de cocaïne

Photo Stock Adobe

Photo Stock Adobe

Les mots des dealers

Le four à charbon : c’est le point de deal.

Les charbonneurs : ce sont les vendeurs.

Les choufs : tiré du terme « chouf » qui, en arabe, veut dire «regarde». Les guetteurs qui tournent dans le quartier pour repérer les policiers. Les trafiquants peuvent enrôler des enfants à vélo.

Les rabatteurs : ils tournent aussi mais leur rôle est de repérer les clients.

Les rats : les petits gamins du quartier qui n’ont rien à voir avec le business mais qui peuvent servir de siffleurs. Ils touchent un billet à l’occasion. Ce sont des alliés.

Le pochon : petit sachet en plastique pour emballer la drogue. Ils peuvent être transparents ou imprimés. On voit apparaître des sachets à l’effigie de quartiers ou du nom commercial d’un réseau.

La cuisine : le « labo » où la marchandise est préparée et emballée. Ce peut être un appartement ou une cave.

Charcler : mélanger la drogue (cocaïne, héroïne) avec des produits de coupe.

La blanche, le nez, la CC : la cocaïne.

Le shit, le tamien, la marron : la résine de cannabis.

La beuh : l’herbe (cannabis sous forme de feuilles, tiges et fleurs séchées).

Les feuilles : les billets.

Samy, livreur de cocaïne à Lyon: "Ca se terminera derrière les barreaux, ou pire"

Discret, il sait se fondre dans le décor. C’est toujours lui qui nous repère en premier à chacun de nos rendez-vous. Cette fois, il nous siffle depuis le porche d’entrée d’un immeuble, plongé dans l’obscurité même en pleine journée.

Caché derrière son masque et ses lunettes de soleil, on ne devine pas grand-chose de son visage. Peu habitué à parler de lui, il hésite, bute sur les mots, laisse de longs silences pensifs entre deux prises de parole.

"Je n'en suis pas fier"

De son parcours, il ne livre presque aucun détail. Tout juste sait-on qu’il est né et a grandi à Lyon. Samy dit avoir travaillé dans d’autres domaines, tous précaires.

Puis il a commencé à dealer, il y a cinq ans, et ne s’est plus arrêté depuis. La cocaïne, c’est de l’argent facile. « Je n’en suis pas fier », répète-t-il plusieurs fois », comme pour couper court à toute idée de romantisme de la « ghetto life ». « Mais c’est comme ça. »

Ecoutez son témoignage ci-dessous.

"On travaille sur le bas et le haut du spectre"


La police face
aux trafics

Thibaut Fontaine, chef de la division criminelle de la DZPJ de Lyon. Photo Progrès/Annie DEMONTFAUCON

Thibaut Fontaine, chef de la division criminelle de la DZPJ de Lyon. Photo Progrès/Annie DEMONTFAUCON

Thibaut Fontaine, chef de la division criminelle de la DZPJ de Lyon. Photo Progrès/Annie DEMONTFAUCON

Thibaut Fontaine, commissaire divisionnaire, chef de la division criminelle à la police judiciaire de Lyon s’exprime sur la cellule du renseignement opérationnel sur les stupéfiants (Cross) et la synergie entre les enquêteurs pour lutter contre les trafics.

Comment l’Ofast, l’office anti-stupéfiants (1) mis en place l’an dernier est-il décliné localement ?

"L’antenne lyonnaise de l’Ofast compte quatre groupes opérationnels ainsi que la cellule du renseignement opérationnel sur les stupéfiants (CROSS). Ces groupes d’enquête ont désormais une compétence nationale même si leur zone de prédilection reste celle de la DZPJ (2). À Lyon, la CROSS qui compte également dans ses rangs un douanier et une gendarme a vraiment pris forme en mars 2019 avec un protocole signé en octobre 2020. L’objectif de la Cross est de recueillir le renseignement relatif aux stupéfiants auprès des forces de sécurité puis des partenaires (police municipale, bailleurs, transporteurs…). On a une boîte mail spécifique qui leur est destinée et qui permet de faire remonter l’information jusqu’à nous."

L’implication et la sollicitation de la population sont mises en avant avec la création d’une plateforme de signalement annoncée pour fin 2021. Cela vous sera utile ?

"L’idée est de la calquer sur le modèle de la plateforme Pharos (3). L’afflux d’informations est toujours bénéfique mais Pharos permet déjà de détecter pas mal de choses. Cela dit, à l’heure actuelle, on est sur un nombre de partenaires très conséquents : tous les services de police et gendarmerie du Rhône ainsi que les partenaires institutionnels. Toutes les deux semaines, se tient une réunion avec les services de police pour savoir qui va traiter (commissariat, GLSES (4), Sûreté, PJ…) l’information reçue."

Quel est le changement ?

"Avant, chacun avait ses informateurs et des remontées du terrain qui n’étaient pas partagées. On échangeait de façon informelle. C’est un outil très profitable. La CROSS met de la cohérence dans le dispositif de façon à travailler sur le bas et le haut du spectre. Depuis le mois de janvier, il y a des opérations très régulières de harcèlement et de démantèlement des points de deal en zone police et gendarmerie. L’Ofast centralise pour toute la police nationale les schémas et les stratégies de développement. Il élabore la doctrine et la décline dans les services par l’intermédiaire des antennes régionales. Il y a une volonté manifeste forte d’intensifier la lutte. Depuis trois ans, a été mis en place un fichier d’objectifs (cibles) afin d’éviter que deux enquêteurs travaillent sur la même personne ou le même lieu de deal. Le temps de la guerre des polices est terminé !

« On a nettement progressé sur le recueil du renseignement et l’articulation entre les services."
Thibaut Fontaine, chef de la division criminelle à la police judiciaire de Lyon

En matière de lutte anti-stups, vous êtes passé à la vitesse supérieure ?

"Oui, on a nettement progressé sur le recueil du renseignement et l’articulation entre les services. La CROSS est un facilitateur, une gare de triage, un endroit où on se rencontre et où on se parle. Cette instance permet de structurer l’action des services de l’État dans la lutte contre le trafic de stups. Le gros de notre travail est axé sur les réseaux issus des cités, réseaux qui se sont professionnalisés."

Quel constat faites-vous sur la situation dans les cités ?

"C’est un phénomène qu’on a du mal à endiguer. Le trafic a pris de l’ampleur. On est sur de la criminalité organisée qui a des moyens logistiques, financiers, technologiques extrêmement importants. À Lyon, l’emprise territoriale n’est pas aussi conflictuelle qu’ailleurs mais la crise sanitaire a contribué à tendre les relations au sein du milieu criminel. Lors du premier confinement, on a constaté une grande tension qui a entraîné des rivalités importantes avec des échanges de coups de feu. Ce sont des luttes de territoires pour récupérer la clientèle des points de deal hautement rentables. Aujourd’hui, les trafiquants ont réussi à s’adapter à la nouvelle donne (couvre-feu)."

Des policiers du GIPN lors d'une perquisition chez un trafiquant présumé dans la banlieue lyonnaise. Photo d'archives Progrès/Philippe JUSTE

Des policiers du GIPN lors d'une perquisition chez un trafiquant présumé dans la banlieue lyonnaise. Photo d'archives Progrès/Philippe JUSTE

Des policiers du GIPN lors d'une perquisition chez un trafiquant présumé dans la banlieue lyonnaise. Photo d'archives Progrès/Philippe JUSTE

C’est compliqué de lutter contre eux ?

"Les stups, c’est un peu le tonneau des Danaïdes. Cela ne veut pas dire qu’on est inefficace mais ils se renouvellent en permanence parce qu’il y a une demande. Aujourd’hui, le marché est plus segmenté, compartimenté, cloisonné. Quand on atteint une partie du trafic, on n’atteint pas l’autre. Exemple : le trafiquant d’ici ne connaît pas le chauffeur qui le livre. La lutte pour nous est devenue plus complexe."

L’Ofast marque des points ?

"Oui, fin 2020, on a fait une saisie de 2,3 t de résine de cannabis à La Verpillière. En décembre, on a démantelé un réseau qui s’étalait de Rhône-Alpes à l’Hérault et saisit 225 kg. En février, un convoi a été intercepté à Sérézin avec 376 kg avec à chaque fois plusieurs interpellations."

Propos recueillis par Annie DEMONTFAUCON

(1) OFAST : l’office anti-stupéfiants a remplacé l’OCTRIS, l’Office central pour la répression du trafic illégal de stupéfiants.

(2) DZPJ : direction zonale de la police judiciaire.

(3) Plateforme qui permet de signaler un contenu suspect ou illicite sur Internet.

(4) GLSES : groupes de lutte contre les stups et l’économie souterraine

Pourquoi c'est compliqué de démanteler un trafic

L’écoute téléphonique des trafiquants : un exercice obligé pour les enquêteurs des stups et qui exige de longues heures de travail pas toujours «rentables». Il faut retranscrire toutes les conversations et traduire certains termes qui sont codés.   Photo Progrès/Pierre AUGROS

L’écoute téléphonique des trafiquants : un exercice obligé pour les enquêteurs des stups et qui exige de longues heures de travail pas toujours «rentables». Il faut retranscrire toutes les conversations et traduire certains termes qui sont codés. Photo Progrès/Pierre AUGROS

L’écoute téléphonique des trafiquants : un exercice obligé pour les enquêteurs des stups et qui exige de longues heures de travail pas toujours «rentables». Il faut retranscrire toutes les conversations et traduire certains termes qui sont codés. Photo Progrès/Pierre AUGROS

La vie d’enquêteur stups n’est pas un long fleuve tranquille. Il leur faut batailler pour arriver à mettre sous les verrous des dealers. Et plus grosse est la cible, plus dure est l’interpellation.

« Parfois on a l’impression qu’on vide une baignoire à la petite cuiller ». Cette phrase prononcée par un enquêteur en dit long sur le sentiment de ceux qui traquent jour et nuit les trafiquants de stups. Confidences recueillies sur les difficultés du métier.

Impunité

« À part les gros, les têtes de réseau qui prennent plusieurs années de prison, les autres, on les retrouve dehors très rapidement dans la rue. Un trafic, tu le démontes mais on sait qu’il va se remettre en place très vite. Ce n’est pas parce que tu as arrêté des types que tu peux considérer que le quartier est nettoyé », lâche un autre. L’explication ? À tous les niveaux du trafic, chacun y trouve son intérêt financier. Ils s’endettent en achetant de la marchandise et la remboursent en revendant. Ils sont coincés par leur « dette ». Impossible de s’arrêter aussi quand des familles entières vivent de cette manne. Policiers et gendarmes pointent également le rôle des consommateurs qui nourrissent, alimentent et entretiennent toute une chaîne, du petit dealer de rue qui les approvisionne au grossiste en passant par l’importateur.

Chronophage

Les arrestations de revendeurs, les services en font très souvent parce que c’est la partie la plus visible du trafic mais remonter jusqu’au « haut du panier » exige de longs mois d’enquête, de surveillances et d’écoutes, la « corvée » de ceux qui bossent aux stups. « C’est l’enfer, c’est chronophage. Un type qui reçoit 60 appels dans la journée, cela représente 3 heures d’écoute. Ils parlent par demi-mots ou en langage codé, il faut décrypter. Cela représente un nombre d’heures énorme de transcription. » Et le résultat n’est pas toujours là. « En plus, ils changent souvent de téléphone ce qui nous oblige à chaque fois à demander des autorisations pour les mettre sur écoute ».

Armada

Gendarmes et policiers le reconnaissent : il est de plus en plus difficile d’intervenir dans les cités. Ils arrêtent en flagrant délit des dealers de quartier et des trafics sont démantelés mais la chasse aux donneurs d’ordres est périlleuse. « Pour nous, c’est plus compliqué en matière de réactivité. Il y a trente ans pour une perquisition, on n’avait pas besoin d’une armada de gens casqués ! On toquait à la porte et on investissait l’appartement. Aujourd’hui, sur chaque intervention, on pèse le pour et le contre. On se demande : quelle sera la plus-value pour le dossier au vu des moyens engagés. Si on est en minorité, ça peut vite dégénérer et on risque d’avoir des gens « au tas » (blessés). Quand on a affaire à des multirécidivistes, c’est minimum GIGN. ». « Si on ne vient pas avec trois compagnies de CRS, observe un autre enquêteur, ce n’est pas possible. Il y a vingt ans, on serrait un mec à deux-trois tôt le matin. Aujourd’hui, il faut mettre les moyens, ce qui suppose des autorisations en veillant aux prérogatives de chacun. Il faut prévenir le responsable de secteur, le préfet, le procureur… On doit écrire des messages en x exemplaires ! On le fait mais c’est compliqué. »

Incognito

Avec les mômes recrutés en pagaille comme guetteurs, le moindre enquêteur même en civil est très vite repéré. « À Rillieux, Vaulx, tu es vite détronché. Tu as un profil européen, une voiture suspecte. Si tu fais un passage, c’est ok mais si tu reviens une semaine plus tard, ils s’en souviendront. Bon, on arrive quand même à poser des «sous-marins » au cœur des trafics mais on ne sort pas. Et pour les planques, il faut choisir ses heures […] Dans les quartiers, des dealers demandent la carte d’identité quand tu te pointes. Ils vont au contact même si tu es flic. Moi, ça m’est arrivé à Oullins sur une planque. « T’es qui toi ? », un type m’a dit. Il n’y a plus de barrières. »

Saisie

Les trafiquants le savent bien : c’est la quantité de drogue saisie qui pèsera face à un tribunal. Donc ils disséminent de plus en plus la marchandise et en transportent le moins possible ce qui évite aussi les pertes s’ils sont arrêtés. « Les dossiers sont toujours plus épineux à sortir. Ce sont des enquêtes de longue haleine qui n’aboutissent pas toujours à une saisie, ce qui nous permet de formaliser un trafic. Judiciairement parlant, on sera plus écouté et on jugera notre dossier plus solide si on ramène 50 kg que 20 grammes. »

Propos recueillis par Annie DEMONTFAUCON

Policiers et gendarmes pointent le rôle des consommateurs qui nourrissent le trafic. Photo Adobe stock

Policiers et gendarmes pointent le rôle des consommateurs qui nourrissent le trafic. Photo Adobe stock

Les trafiquants le savent bien : c'est la quantité de drogue saisie qui pèsera devant un tribunal. Photo d'illustration Progrès

Les trafiquants le savent bien : c'est la quantité de drogue saisie qui pèsera devant un tribunal. Photo d'illustration Progrès

La lutte sur tous les fronts

Des policiers patrouillent régulièrement sur réquisition du Procureur de la République dans des parties communes des immeubles avec des chiens anti-stups. Photo archives Progrès/Frédéric CHAMBERT

Des policiers patrouillent régulièrement sur réquisition du Procureur de la République dans des parties communes des immeubles avec des chiens anti-stups. Photo archives Progrès/Frédéric CHAMBERT

La lutte contre le trafic de stupéfiants est une des priorités de la police nationale. La Sécurité publique du Rhône y participe activement. Exemples.

Avec ses différents services spécialisés (brigade anti-stups, GLSES- groupe de lutte contre les stupéfiants et l’économie souterraine) et ses unités des commissariats, la DDSP (direction départementale de la sécurité publique) du Rhône mène des actions quotidiennes et des actions à plus long terme contre les trafiquants.

Une présence sur le terrain

Les points de deal sont répertoriés et connus des policiers. Les patrouilles et contrôles sont fréquents. Cette présence constante déstabilise les trafiquants locaux et peut amener à des saisies importantes. Le 14 janvier à Villeurbanne, dans le quartier des Buers, la Police Judiciaire a mis la main sur 45 kg de résine de cannabis, 3,4 kg d’herbe et des armes. Le 3 décembre 2020, 1,5 kg de résine de cannabis ont été trouvés dans des parties communes aux Minguettes à Vénissieux. Tout récemment, à Villeurbanne, un point de deal a été démantelé au Tonkin et 4 kg saisis. Très belle prise fin janvier dans un logement à Saint-Fons avec 68 kg de résine, mais aussi 2,5 kg d’herbe de cannabis, plus de 360 g de cocaïne et 11 000 € découverts.

Les enquêteurs spécialisés se focalisent eux sur les filières d’approvisionnement locales voire régionales. Fin janvier, des convoyeurs de résine de cannabis ont été arrêtés alors qu’ils remontaient d’Espagne avec un chargement de 223 kg et une semaine plus tard avec 376kg. En novembre 2020, un réseau basé dans la vallée du Gier et opérant en Rhône-Alpes a été démantelé. Outre la drogue, des armes et plus de 26 000 € ont été découverts.

Plusieurs centaines de milliers d’euros confisqués

Avec le confinement, l’ubérisation du trafic s’est développée. Et pas uniquement dans la région lyonnaise. En novembre, un Caladois qui faisait de la livraison à domicile à  Villefranche-sur-Saône a été condamné à 18 mois de prison ferme. En juin, un homme qui dealait et livrait en famille a été démasqué à Sathonay-Camp.

Sur le volet financier, l’activité de la cellule des avoirs criminels de la DDSP du Rhône ne cesse de s’intensifier. Elle saisit chaque année plusieurs centaines de milliers d’euros ainsi que des véhicules et des biens meubles et immeubles.

Police, gendarmerie et douane : l’information est centralisée

Le 13 octobre 2020, les représentants de la police, de la gendarmerie et des douanes signaient un protocole officialisant l’existence de la cellule de renseignement opérationnel sur les stupéfiants, la CROSS 69. Cette cellule placée sous l’autorité du chef de l’antenne OFAST de Lyon (lire par ailleurs) rend plus efficace l’action des services d’enquête sur le terrain.

Les campagnes
pas épargnées

En septembre 2020, à L’Arbresle, un contrôle de gendarmerie pour rechercher des produits stupéfiants. Photo Progrès/Victoria HAVARD

En septembre 2020, à L’Arbresle, un contrôle de gendarmerie pour rechercher des produits stupéfiants. Photo Progrès/Victoria HAVARD

Si l’essentiel du trafic de stupéfiants est concentré dans l’agglomération lyonnaise, aucun secteur du Rhône n’est épargné. La compagnie de gendarmerie de L’Arbresle a arrêté dernièrement un trafiquant à Sainte-Foy-L’Argentière, tranquille bourgade à 50 km de Lyon en possession de quantités importantes de cannabis mais aussi de cocaïne et d’héroïne. Les gendarmes observent des ramifications dans les campagnes avec des vendeurs qui n’hésitent pas à parcourir plusieurs kilomètres pour livrer sur zone.

Des lieux mouvants

En 2019, une Lyonnaise qui approvisionnait l’Ouest lyonnais en cocaïne avait été arrêtée avec trois complices. On avait trouvé chez elle une montre Rolex de 10 800 € et huit paires de chaussures de luxe. Mais les dealers sont aussi implantés en zone rurale. Cependant, il n’y a pas de points de deal clairement identifiés et visibles comme dans l’agglomération lyonnaise. Les lieux sont mouvants. C’est pourquoi les gendarmes restent vigilants et attentifs aux allées et venues suspectes. Les usagers sont contrôlés régulièrement. Dans le sud-ouest du département, les brigades ont constaté depuis quelque temps sur les secteurs de Saint-Genis-Laval et Brignais « une mise au vert » des dealers avec des mouvements suspects de véhicules : « Ils font leur business en ville dans les cités et une fois qu’ils ont les moyens, viennent habiter dans des zones rurales ». Là aussi, les gendarmes enquêtent.

A.D.

Des amendes pour les usagers

Depuis le 1er septembre 2020, les consommateurs de stupéfiants peuvent être sanctionnés par une amende forfaitaire délictuelle (AFD) de 200 € ce qui simplifie les procédures. Elle est constatée par les forces de l’ordre par procès-verbal électronique. L’amende vise les usagers qui consomment ou possèdent des petites quantités de drogue et ne sont pas récidivistes.

La répression de l‘usage illicite de stupéfiants fait également partie de la mobilisation de l’ensemble des acteurs des ministères de l’Intérieur et de la Justice. En zone police, des centaines d’amendes ont été dressées depuis la mise en place de ce dispositif, indique la DDSP (direction départementale de la Sécurité publique).